V – Rapport au politique et rapport identitaire au militantisme antiraciste.

V – Rapport au politique et rapport identitaire au militantisme antiraciste.

Dans la partie suivante, nous allons nous efforcer d’analyser le rapport au politique des militants que nous avons interviewés. Après avoir mis à jour les catégories

de pensée à partir desquelles ils définissent l’action politique, nous tenterons de voir de pensée à partir desquelles ils définissent l’action politique, nous tenterons de voir

1 – Un rapport au politique particulier.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, une nette majorité (65,8%) des militants du MRAP interrogés par Johanna Siméant étaient adhérents ou avaient adhéré antérieurement à un parti politique. Sur les huit militants du MRAP que nous avons interviewés, sept ont appartenu ou appartiennent à un parti politique. Parmi ces sept, seulement deux sont encore adhérents, au Parti communiste. Nous verrons dans la prochaine sous-partie les rapports entre l’évaluation de l’engagement partisan et l’engagement au MRAP. Mais avant cela, nous pouvons noter que le militantisme au MRAP n’implique pas nécessairement un rejet de la politique partisane. Il est par contre intéressant de voir quelle idéologie politique est mise en avant par ces militants associatifs.

Un élément manifeste de leur idéologie est revenu dans différents entretiens, celui d’une appréhension du politique au sens de participation directe des citoyens à la « chose publique » :

« C’est vrai qu’il me faut un militantisme politique. Politique, c’est la chose du peuple, c’est pas simplement le politique politique…[…] J’aimerais dire qu’il soit apolitique. […] Oh il faut pas qu’il y ait de représentation politique, il n’en faut pas, parce que… c’est ce que je reproche moi, à SOS- Racisme, c’est que c’est vraiment la représentation politique du PS. Et qu’ils recrutent pour le PS. Bon, et le MRAP non. Y a des gens communistes, c’est vrai. Mais y a également des apolitiques, des socialistes, c’est un mouvement de gauche, qui n’est pas sous l’emprise d’un parti. Et j’en suis contente. » (Entretien n°1)

Dans cet extrait, on peut voir Josiane définir le politique comme la « chose du peuple ». Elle met ainsi en avant l’idée d’un lieu de débat et d’action ouvert à tous, et l’oppose à une définition du politique comme projet de conquête du pouvoir par un groupe particulier. En stigmatisant SOS-Racisme pour ses liens avec le Parti socialiste, elle valorise par contraste l’idée d’appartenir à une association qui ne rentre dans aucune stratégie de conquête du pouvoir. Elle tend ainsi à donner une connotation « universalisante » à sa définition du politique et de son application pratique, qu’elle présente comme au-delà de la défense d’intérêts particuliers, limités à des groupes restreints :

« Là on va faire une exposition, la FNDIRP, on va faire une exposition sur la déportation. J’ai envoyé dans toutes les écoles, j’ai des réponses, ils vont venir. Alors là, j’aurai pas plusieurs casquettes, j’en aurai qu’une : éduquer les mômes, contre le racisme. Voilà où le racisme peut mener, voilà où la violence peut mener. » (Entretien n°1)

Après avoir valorisé l’action du MRAP comme indépendante de toute lutte partisane pour le pouvoir, on peut voir dans ce dernier extrait que Josiane met en avant une primauté des valeurs défendues sur la référence à un groupe politique particulier qui aurait valeur en tant que tel. Un aspect important de la définition politique du MRAP par ses militants a trait à une indépendance politique qui met en avant des valeurs universelles au principe de l’action. Dans le prolongement de cette idéologie, les propos suivants de Claude mettent l’accent sur la dimension concrète de l’action du MRAP :

« Moi, si vous voulez, ce qui m’intéresse, c’est l’analyse concrète des situations concrètes. La vérité est concrète, je me méfie des grands discours creux et moralisants, et je pense que c’est une des caractéristiques du MRAP, ça, par rapport à d’autres discours. On essaye toujours de lier la pensée et l’action.

Q. : En se positionnant directement sur des lois qui existent… R. : Oui, puis sur la situation des gens, défendre des gens concrets. On fait pas des discours sur la république, c’est trop facile. Les gens, on les accompagne au tribunal, on les aide à faire des recours, on manifeste sur le terrain, on est le plus près possible d’eux. Notre antiracisme il se définit par un antiracisme dit de proximité, être proche des gens réels, là dans les situations réelles. Pas seulement les discours, on sait faire aussi les discours. » (Entretien n°4)

Dans cet extrait, on peut voir Claude utiliser l’expression d’ « antiracisme de proximité ». Celle-ci fut officiellement adoptée par le MRAP lors de son congrès national de 1995. Elle reflète une idéologie centrée sur une action locale et directe, quotidienne et concrète de l’antiracisme, basée sur des valeurs d’entraide. Celle-ci rejoint une conception extensive du politique, qui est revendiqué dans un espace qui est celui des pratiques quotidiennes :

« Moi je me pose pas en apolitique, parce tout phénomène de société est un phénomène politique, de mon point de vue. Mais par contre, on a pas, on doit pas être en allégeance avec un parti politique ou une organisation syndicale, ou une autre ONG. On a notre mot à dire sur nos objectifs de lutte contre le racisme et toutes les discriminations. » (Entretien n°2)

On voit ici que Robert défend une définition du politique comme présent dans tout

ce qui relève des normes régissant la vie en société. Cette conception, héritée des mouvements de gauche des années 70, a aussi pu être remarquée dans les propos d’Hamé, l’un des initiateurs de « l’appel des Indigènes de la république » :

« C’est-à-dire que notre pratique de la musique… le politique est partout, hein, tu vois, moi je suis de ceux qui pensent que tout est politique, d’une certaine manière. A tel ou tel degré, tout est politique, tout procède d’une « C’est-à-dire que notre pratique de la musique… le politique est partout, hein, tu vois, moi je suis de ceux qui pensent que tout est politique, d’une certaine manière. A tel ou tel degré, tout est politique, tout procède d’une

De la même manière, Josiane avance une vision des choses qui récuse une coupure entre l’engagement politique et le reste de sa vie :

« Un combat, au quotidien, contre la discrimination dans le travail, la discrimination des femmes, la discrimination... Euh, voyez, en parlant, je m’aperçois que en fin de compte, j’avais un autre travail associatif où j’ai milité activement parce que... le MLAC, le mouvement... […]C’était un mouvement féministe, hein, des Gisèle Halimi, et cetera. J’ai beaucoup travaillé avec elle, l’Halimi. Alors, pour moi, ce ne sont pas des activités militantes parce que, ça fait partie de la vie. Hein euh, la femme a le droit elle-même de décider de son corps. » (Entretien n°1)

On voit dans cet extrait que Josiane présente son engagement politique comme total, et qu’elle ne dissocie pas vie privée et engagement politique dans la sphère publique. Elle conçoit donc son action politique comme une lutte inséparablement individuelle et collective, face à une série de normes sociales qui engagent tout son être.

A travers ces différents extraits, nous pouvons voir ressortir un rapport au politique particulier qui semble commun aux militants interviewés. D’une part, il apparaît clairement une volonté de souligner l’indépendance politique du MRAP. Ainsi, la valorisation de l’association passe par une mise en opposition avec la politique partisane, perçue comme liée à des buts particuliers qui sont liés à la stratégie de conquête du pouvoir d’un groupe restreint.

Nous pouvons aussi voir se dessiner une valorisation de la solidarité quotidienne comme action politique. Cela passe par la mise en avant d’une dimension locale de l’action du MRAP. Plus largement, il semble que cette vision du politique soit liée à l’idéologie associative en général qui est construite autour du concept de « société Nous pouvons aussi voir se dessiner une valorisation de la solidarité quotidienne comme action politique. Cela passe par la mise en avant d’une dimension locale de l’action du MRAP. Plus largement, il semble que cette vision du politique soit liée à l’idéologie associative en général qui est construite autour du concept de « société

de cette façon de penser par Hamé, qui n’a jamais adhéré à aucune association, nous invite à dépasser l’idée d’une idéologie limitée à la structure associative. Il semble plutôt qu’il s’agisse plus largement d’une vision politique héritée des mouvements sociaux qui se sont développés dans les années 70. Ceux-ci ont parfois été caractérisés comme des « nouveaux mouvements sociaux », notamment par Alain Touraine. Ce concept a servi à caractériser les luttes qui ont émergé à cette époque comme propres à la société « post-industrielle ». Celles-ci seraient de plus en plus orientées vers la revendication de valeurs qualitatives et identitaires, rompant avec la focalisation du mouvement ouvrier sur la répartition des richesses et la notion de classes sociales, propre à la société industrielle.

A présent, nous pouvons nous demander quels rapports les militants interviewés entretiennent avec le militantisme partisan, qu’ils ont presque tous pratiqué à un moment ou un autre de leur trajectoire sociale.

2 - Le rapport à la politique partisane.

Dans la sous-partie précédente, nous avons pu voir que les militants interviewés mettent en avant l’indépendance politique du MRAP. Le discours officiel du MRAP le définit comme un mouvement politique ayant vocation à dépasser les clivages politiques traditionnels. Cela transparaît d’ailleurs clairement dans les propos suivants, tenus par Claude :

« Q. : Vous pensez que le M.R.A.P., c’est parti de quelque chose qui transcendait un peu les clivages politiques de partis ? R. : Et je le pense encore. Oui, je pense que dans de nombreuses campagnes que nous avons faites, ce que nous recherchons, c’est d’unir des gens sur des revendications de droits, et d’égalité, dans lesquelles tout le monde, à l’exception de l’extrême droite, où tous se reconnaissent. Il aurait fallu que vous vous procuriez quelque chose dont on parle plus beaucoup, on en a parlé encore au moment du cinquantenaire, la liste de ce qu’on appelle le comité d’honneur. C’est-à-dire ce sont des parrains, professeurs de médecine, grands artistes, et cetera. Vous auriez vu là que y avait un prêtre, un prof de médecine plutôt à droite. Et on l’a vu encore au moment du cinquantième anniversaire, on a reçu des témoignages d’amitié de gens qui sont pas spécialement marqués à gauche même, qui sont des humanistes quoi. » (Entretien n°4)

Cependant, d’après les données suivantes produites par Johanna Siméant, on peut voir que les militants du MRAP sont fortement ancrés à gauche. Dans l’enquête qu’elle réalisa, il fut demander aux militants de se situer sur l’échiquier politique.

Tableau 4. Positionnement gauche/droite sur une échelle graduée de 1 (gauche) à 7 (droite).

(en %)

4, 5, 6, 7 « 0 » et SR 7,5

Johanna Siméant a aussi sondé la proximité partisane des militants du MRAP. Il en résulte que 27,3 % se sont dits proches du Parti communiste, 14,1 du Parti socialiste, et 5,6 des Verts. Dès nos premières observations, au sein du comité local du cinquième et treizième arrondissements de Paris, nous avons constaté la prégnance de références à la gauche politique. Un militant me dit qu’il n’avait « jamais rencontré quelqu’un de droite au MRAP ». Les murs de la militante qui recevait la réunion étaient tapissés de posters se référant à l’antiracisme mais aussi à la gauche communiste. Sur les huit adhérents du MRAP que j’ai interviewés, sept ont appartenu au Parti communiste. Cependant, le thème de l’appartenance au Parti communiste fut rarement neutre, lorsqu’il fut abordé dans les entretiens.

Ainsi, Claude adopta plusieurs fois au cours de l’entretien une attitude réticente vis-à-vis du sujet de son militantisme au Parti communiste. Cela se traduisit par des évitements successifs qui m’empêchèrent de l’amener à me parler de cette expérience :

« Ah, si si, j’ai été membre du Parti communiste pendant très longtemps. […] J’ai pas repris ma carte, en 95 ou 96. […] Q. : D’accord. Et y a eu une lassitude ? R. : Oh bah ça c’est autre chose, c’est pas tellement le sujet. Disons que ça n’a jamais interféré avec le MRAP, dans mon esprit. Au MRAP y a des gens

de tous les bords. » (Entretien n°4)

Nous pouvons penser que cette réaction reflète la crainte de voir son engagement antiraciste ramené à des catégories politiciennes. En effet, il me dit aussi qu’ « à une époque, pour accuser le MRAP d’avoir la peste, on disait qu’il était inféodé au Parti communiste ». Cependant, ces liens avec le Parti communiste furent décrits comme forts, dans le discours d’une autre personne interviewée :

« Le MRAP, au départ c’est le PC, faut être clair. Même si des gens comme Albert Lévy, qui est le prédécesseur de Mouloud Aounit [le secrétaire général du MRAP ], était quelqu’un de vraiment bien, je pense, qui a essayé

de faire tout ce qu’il pouvait. Entre autres, il était au comité central du PC, et il essayait de faire avancer certains dossiers, par rapport au racisme, par rapport à l’antisémitisme en URSS, par rapport au colonialisme, par rapport à tout ça. Il était pas aligné, c’était pas la voix du PC. Il essayait plutôt de faire avancer les choses. […] Malheureusement, je suis pas sûr qu’elle (le MRAP ) remplisse cet objectif, et je me demande même si elle l’a jamais rempli pleinement. C’est-à-dire si les préoccupations politiques n’ont pas interféré. Y en a des très évidentes, dans le bouquin là, des cinquante ans, Albert Lévy il lâche un truc, il dit que bon, sur ce dossier qui concernait hautement le MRAP, on a été silencieux. Il dit des choses. » (Entretien n°7)

Dans cet extrait, on peut voir Marie tenir des propos critiques vis-à-vis du MRAP et de son indépendance politique. Il faut dire ici que son discours général marqua une position de rupture hyper-critique à l’égard du MRAP. Dans le courrier électronique par lequel elle me dit son acceptation du principe d’un entretien, elle se définit comme une « militante antiraciste désespérée et en colère ». Un élément majeur de sa critique a trait à l’antisémitisme, sur lequel elle reproche au MRAP de ne pas se mobiliser clairement et de manquer de justesse d’analyse. Plus largement, elle dénonça l’existence de « passerelles rouge-brun », c’est-à-dire la convergence de certaines fractions d’extrême gauche avec l’antisémitisme développé par l’extrême droite. Si elle dit que le MRAP n’a jamais été aligné sur le PC, elle évoque tout de même une influence néfaste au travers de « préoccupations politiques ». Dans son discours, elle articule une définition

de l’antiracisme comme marqué à gauche avec une dénonciation d’un antisémitisme présent dans la gauche communiste :

« Mais attention, à quelqu’un qui viendrait me dire : « les racistes, c’est dans la gauche qu’on les trouve », je dirais que faut quand même voir qui « Mais attention, à quelqu’un qui viendrait me dire : « les racistes, c’est dans la gauche qu’on les trouve », je dirais que faut quand même voir qui

Ainsi, son discours appelle à une autocritique de la gauche communiste, concernant son rapport à l’antiracisme :

« Et donc toutes ces problématiques là, qui sont archi complexes, ont été, non seulement, absolument pas comprises, à mon avis, et toujours pas aujourd’hui, par… par exemple, le Parti communiste. Mais… et du coup, comme ils les comprend pas, et comme il a pas du tout envie de se remettre en question. Dans la déclaration (un communiqué du comité central du PCF ayant fait suite à l’ « appel des Indigènes de la République ») , y a une phrase qu’est hallucinante, quoi. Blancs comme neige, rien à se reprocher, ils ont toujours tout compris. Voilà, c’est le grand parti antiraciste, le Parti communiste, mais faut voir la phrase, quoi. Et du coup, ils reproduisent… ne voulant pas reconnaître les erreurs du passé, euh, y compris le nationalisme. Y a eu quand même quelques petits dérapages, bon, « à chacun son boche », c’était pas forcément un langage très politique. Y en avait d’autres quand même, à ce moment là qui disaient, comme Gabriel Péri, « je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand », c’est pas tout à fait le même discours : « à chacun son boche ». » (Entretien n°7)

Nous avons pu voir une critique du même ordre, à l’égard du Parti communiste, dans les propos formulés par Bernadette :

« Y a un aspect, et c’est lié à la fonction… Alors, y a eu, trop longtemps à mon avis dans le PC, un aspect franco-français tout à fait excessif. Le Parti communiste était très puissant à l’époque, jusqu’en 1979. Après, bon, la société a beaucoup évolué, changé, et tout. Mais il était très puissant, mais pour être très puissant, il faut aussi plaire électoralement, avoir beaucoup de députés. C’est de là que venait l’argent principalement. C’était pas avec nos cotisations, même celles des plus hauts revenus, que le PC pouvait vivre. Donc y a un problème de stratégie politique, de tactique politique, qui bloque. » (Entretien n°5)

Ces extraits montrent une position de rupture avec le Parti communiste. Marie et Bernadette ont toutes les deux cessé d’adhérer au Parti communiste. Elles dénoncent toutes les deux un nationalisme inhérent au Parti communiste, qui est lié pour Bernadette aux conditions de succès électoral d’un parti politique auprès d’une communauté de citoyens fondée sur la nationalité. Josiane, quant à elle, est toujours adhérente au Parti communiste, mais elle cultive cependant une posture très critique par rapport à celui-ci :

« Ensuite j’étais au Parti communiste, j’y suis toujours. C’est le moins mauvais. […] J’y suis encore parce que je trouve que c’est le moins mauvais. J’ai pas trouvé que c’était le meilleur. On a été bernés, c’est vrai, ou on voulait être bernés. Je crois que c’est très complexe. […] Le Parti communiste, ça c’est personnel, il faudrait pas le dire, est toujours assez antisémite. Mais inconscient, l’antisémitisme français, qui existe depuis l’affaire Dreyfus, qu’a amplifié jusqu’en 45, et qui maintenant va par pics. Le parti, je le dis fort et on m’en veut, il est antisémite et assez raciste. Mais, pas tous. » (Entretien n°1)

Malgré ce discours très critique, Josiane tient une permanence bénévole dans une section locale du Parti communiste. Peut-être qu’une clé pour comprendre le fait de cet activisme continu réside dans une plus grande dépendance à l’intégration sociale fournie Malgré ce discours très critique, Josiane tient une permanence bénévole dans une section locale du Parti communiste. Peut-être qu’une clé pour comprendre le fait de cet activisme continu réside dans une plus grande dépendance à l’intégration sociale fournie

« En tant que citoyen je me dois, non pas d’adhérer à un parti politique, mais d’être politique, et euh, pour lire ce qu’il y a à lire, on peut pas être autre part que dans un parti. Par exemple pour le non au traité constitutionnel, je savais que je voulais voter non, mais j’avais pas toujours les bons arguments. Alors que là j’ai des arguments béton, dans lesquels je crois. » (Entretien n°1)

3 - Une rupture générationnelle ?

Deux personnes interviewées se démarquent des autres par leur plus jeune âge (29 et 30 ans). La première est Abdel, qui a adhéré au MRAP en devenant bénévole à la permanence d’assistance juridique du siège de l’association, puis, à partir de 2004, y a accédé à un poste de juriste salarié à temps partiel. La deuxième est Hamé, initiateur de « l’appel des Indigènes de la République ». Le discours de ces deux militants à l’égard

de la politique partisane et institutionnelle dénote par rapport au reste du corpus. Dans le récit de son parcours militant antérieur au MRAP, Abdel me dit que

lorsqu’il était étudiant en Algérie, il fit partie « d’associations estudiantines de type scientifique et culturel » :

« On intervenait surtout le 10 décembre de chaque année, journée qui symbolise la promotion et la protection des droits de l’Homme. Le 10 « On intervenait surtout le 10 décembre de chaque année, journée qui symbolise la promotion et la protection des droits de l’Homme. Le 10

Cherchant à connaître sa perception de la composante politique de son militantisme, je le relançai sur la définition qu’il donnait à son parcours militant :

« Q. : C’était des associations culturelles, politiques ? R. : Des associations étudiantes. Politiques, non, donc j’ai jamais fait de la politique, et la politique, ça m’intéresse pas. Q. : Vous préférez être dans une association comme le MRAP, c’est plus direct ? R. : Apolitique. Voilà, c’est plus direct, plus concret, et on cible mieux les problèmes, hein. On est plus libre, autonome. […] Le racisme, c’est la raison d’être du MRAP. Donc voilà, j’ai une expérience, disons, internationale, parce que j’ai milité dans des associations étudiantes en Algérie, et je continue à militer en France, au sein du MRAP. » (Entretien n°8)

Dans ce passage, il est intéressant de noter qu’Abdel dissocie la notion de militantisme de celle de politique. Plutôt que d’inclure sa valorisation de l’action directe et autonome du MRAP dans une définition large du politique, il semble avoir une perception négative du politique en tant qu’action intéressée et non tournée entièrement vers un but concret. Hamé, quant à lui, souscrit, comme nous l’avons vu précédemment, à un discours affirmant que « tout est politique ». Cependant, il exprime en même temps un rejet de la politique institutionnelle, qu’il explique par une absence d’offre politique dans laquelle il se sentirait représenté :

« Q. : Et politiquement, tu te définirais comment sur l’échiquier politique, t’as une préférence pour un parti ?

R. : Non, moi je ne vote pas. Q. : Pourquoi tu votes pas ? R. : Parce que je ne me reconnais dans aucun programme politique. Bon, je suis quelqu’un de gauche, tu vois, mais ni la gauche plurielle, ni l’extrême gauche institutionnelle, LCR, et cetera, LO, machin, c’est pas ma came. » (Entretien n°10)

D’après ces extraits, il semble que le rapport à la politique partisane d’Abdel et d’Hamé diffère de celui des autres militants. Plus qu’une attitude critique vis-à-vis des partis, telle que celle des autres interviewés, il semble qu’il s’agisse ici d’une attitude de rejet. Hamé exprime celle-ci dans un refus d’accorder du crédit à un quelconque parti politique. Abdel, quant à lui, adopte cette position dans une perception négative de la notion même de politique, sous laquelle il refuse que l’on définisse son engagement. Pour comprendre cette rupture avec le militantisme partisan, il faut peut-être évoquer un hiatus générationnel lié au déclin du Parti communiste et à un éclatement des mouvements politiques basés sur la classe ouvrière. La désintégration de la classe ouvrière à partir des années 70 et de la crise économique expliquerait alors en partie l’orientation du militantisme vers une perspective plus individualiste. Dans la prochaine sous-partie, nous allons voir comment s’articule dans le discours des militants la notion

de classe sociale avec l’identité qu’ils revendiquent, et comment ils définissent leur identité sociale dans l’engagement antiraciste.

4 – L’antiracisme dans un rapport identitaire.

Comme nous l’avons vu, il existe des liens structurels entre le Parti communiste et la MRAP. D’une part, la création de l’association s’est faite en grande partie à partir de groupes communistes formés dans la Résistance, pendant la Seconde guerre mondiale. D’autre part, les statistiques produites par J. Siméant montrent qu’aujourd’hui encore, Comme nous l’avons vu, il existe des liens structurels entre le Parti communiste et la MRAP. D’une part, la création de l’association s’est faite en grande partie à partir de groupes communistes formés dans la Résistance, pendant la Seconde guerre mondiale. D’autre part, les statistiques produites par J. Siméant montrent qu’aujourd’hui encore,

Nous avons évoqué plus haut l’école d’analyse des « nouveaux mouvements sociaux ». Celle-ci a décrit l’évolution des mouvements sociaux pendant les années 70 comme impliquant une rupture avec le mouvement ouvrier propre à la société industrielle. Dans une société désormais qualifiée de post-industrielle, les revendications politiques ne seraient plus principalement d’ordre matériel et économique et basées sur des identités pensées en termes de classes sociales. Les « nouveaux mouvements sociaux » défendraient davantage des valeurs qualitatives et éthiques basées sur des identités non plus socioprofessionnelles mais culturelles. Il ne s’agirait plus tellement d’une recherche de conquête du pouvoir basée sur une structure parti-syndicat, mais davantage de lutter pour créer des espaces d’autonomie, le paradigme organisationnel étant alors celui d’associations d’individus peu structurées, qui ont pu être définies comme « des espaces d’agrégation, des réseaux diffus de

groupes, de points de rencontre, de circuits de solidarité » 5 . Cette opposition entre « anciens » et « nouveaux » mouvements sociaux décrit

donc deux rapports identitaires différents à l’action politique : le premier est celui d’une conscience de classe sociale construite en termes socioéconomiques, le second s’appuie sur une identité pensée en termes culturels. Nous allons maintenant interroger les discours recueillis auprès des militants à partir de ces deux types de construction identitaire.

Le discours antiraciste du MRAP, comme nous l’avons vu tout au long de ce travail, prétend dépasser les clivages politiques, notamment ceux cristallisés par les partis institutionnels. Cependant, nous avons vu que l’idéologie de la plupart des militants interviewés soutient l’importance d’un rapport politique à l’engagement antiraciste. Pour eux, il s’agit d’identifier des causes sociales du racisme sur lesquelles peut agir l’action politique.

5 MELUCCI Alberto, « Mouvements sociaux, mouvements post-politiques », Revue internationale d’action communautaire , n°10, 1983, p. 14.

Le MRAP a souvent mis en cause l’exploitation économique liée au capitalisme comme phénomène social producteur de racisme. Dans sa « Psycho-analyse de l’antisémitisme » publiée en 1943 par le MNCR (l’organisation « ancêtre » du MRAP), Vladimir Jankélévitch décrivait l’antisémitisme comme une « diversion » de la bourgeoisie internationale permettant « aux fascistes internationaux de dériver à leur profit, en le tournant contre les Juifs, le potentiel de légitime ressentiment que l’injustice sociale accumule depuis des siècles dans les classes misérables ». Dans le même ordre

d’idées, l’antisémitisme a parfois été dénoncé comme un « socialisme des imbéciles ». On voit que l’idée qui sous-tend cette analyse conçoit le racisme comme un instrument au service des classes bourgeoises dominantes pour diviser entre elles les classes sociales exploitées économiquement, et ainsi échapper à leur révolte. Par suite, ce discours identifie deux idéaux-types de raciste. Le premier s’apparente au personnage du bourgeois exploiteur qui détourne dans son intérêt une lutte des classes vers une lutte des « races ». Le deuxième type de raciste est alors celui appartenant aux classes sociales exploitées : celui-ci est mystifié et détourné des enjeux réels de lutte des classes par une manipulation idéologique qui pousse son ressentiment vers une « race ». Il y a donc deux positions : le premier est défini comme entièrement coupable, et le deuxième comme partiellement victime du racisme qu’il exprime, car irresponsable de cette attitude qui est décrite chez lui comme irrationnelle et contraire à ses intérêts.

Cette vision des choses est encore au cœur du discours du MRAP. Ainsi, dans l’ouvrage publié pour l’anniversaire de ses cinquante ans, on peut y lire qu’il « ne confond pas les trompeurs et les trompés » et que « le petit raciste est une victime, « un mutilé qui a peur et qui se trompe de colère » (citation de l’abbé Pierre) : autrement dit, un être vulnérable, manipulé, donc à sauver de ses égarements » [Lévy, 1999]. Dans la même perspective, sur son site internet, le MRAP affirme que « ceux qui rejettent les étrangers avec des accents racistes sont souvent des victimes […] qui sont trompées ou laissées dans l’ignorance des causes de la crise » et que « le racisme arrange bien des marchés financiers dont l’intérêt est d’accentuer toujours davantage les profits au détriment des plus démunis ».

Cette analyse des causes sociales du racisme comme découlant de rapports d’exploitation économique a trouvé plusieurs illustrations dans les propos des enquêtés.

L’idée du racisme comme trouvant sa raison d’être chez le dominant a pu être remarquée dans le discours de Bernadette. En évoquant le cas du génocide rwandais, elle exprima une sorte d’incompréhension de la possibilité d’un racisme s’exprimant entre Noirs, acteurs définis comme également dominés par le racisme subi de la part des Blancs :

« On a été très secoué quand même, et on avait fait une réunion très intéressante, au moment du Rwanda, je dois dire. Ça nous avait stupéfaites. Le MRAP… on l’a organisée avec des gens qui étaient allés au Rwanda, et qui avaient été terriblement secoués par ça, parce que c’était deux sortes de Noirs, c’est vrai, les Hutus et les Tutsis. Tous noirs, c’est-à-dire tous méprisés par les Blancs (Soupir). Ce massacre, des Tutsis par les Hutus, ça nous a rendu malades, parce qu’on s’est dit : « c’est du… c’est le racisme des pauvres ». Ça nous a bouleversées. » (Entretien n°5)

De même, l’idée d’un racisme en termes de classes sociales est apparu dans le discours de Josiane :

« Q. :Jusqu’à quel point on peut parler de racisme ? R. : Bah, c’est le mépris. Les riches méprisent les pauvres. Je vais vous dire une bonne chose, quand j’ai entendu le loyer de Gaymard, son loyer mensuel, il fait plus que ma retraite annuelle. » (Entretien n°1)

D’après tous ces indicateurs, nous pouvons avancer que l’antiracisme des militants du MRAP est imprégné d’un raisonnement en termes de classes sociales, qui tend à définir le racisme comme un instrument de légitimation de l’exploitation économique, qui permet aux dominants d’éviter un conflit de classes sociales par la désignation de « boucs émissaires » au sein même des classes sociales dominées. Si l’on reprend la classification entre « anciens » et « nouveaux » mouvements sociaux, cet aspect pourrait nous faire ranger le MRAP dans la première catégorie. Cependant, de par son existence même, cette association implique la considération de rapports politiques autres que celui D’après tous ces indicateurs, nous pouvons avancer que l’antiracisme des militants du MRAP est imprégné d’un raisonnement en termes de classes sociales, qui tend à définir le racisme comme un instrument de légitimation de l’exploitation économique, qui permet aux dominants d’éviter un conflit de classes sociales par la désignation de « boucs émissaires » au sein même des classes sociales dominées. Si l’on reprend la classification entre « anciens » et « nouveaux » mouvements sociaux, cet aspect pourrait nous faire ranger le MRAP dans la première catégorie. Cependant, de par son existence même, cette association implique la considération de rapports politiques autres que celui

« Ah oui, par rapport aux « indigènes de la République ». Bah, moi je pense que, euh, y a pas une réponse simple. […] Mais si ce ressentiment est à un tel niveau, c’est parce que ces enjeux là ont été largement négligés et sous- estimés, par ceux qui ne voyaient que dans la lutte de classes, les vrais problèmes. Qu’ont jamais été capables de voir que y a d’autres enjeux que la lutte de classes. Hein, qui tapaient sur les féministes, dans les années 70, en les traitant de salopes, parce que elles détournaient de la lutte de classes, et parce que tout ça, ça allait se résoudre dans les lendemains qui chantent. Pareil pour les écolos, on leur a tapé dessus, hein, parce qu’ils parlaient de problèmes qui sont annexes, et qui sont des sous-produits du capitalisme. Et bon bah, faut attaquer le grand patronat, et les problèmes écologiques seront résolus dans la foulée, bon. Et de la même façon, tout ce qu’était mémoire, bon, identité, j’aime pas ce terme, identité, mais euh… la mémoire particulière, de toute nature, hein. » (Entretien n°7)

A présent, il est intéressant de se pencher sur le rapport identitaire à l’engagement des militants interviewés. Nous appelons identité sociale ce qui « est à la fois le sentiment subjectif d’une unité personnelle, d’un principe fédérateur durable du moi, et un travail permanent de maintenance et d’adaptation de ce moi à un environnement mobile » [Neveu, 2002]. Ici, nous allons mettre en valeur une dimension précise de l’identité sociale des militants interviewés, l’identité pour soi, c’est-à-dire les catégories dans lesquelles ils entendent être perçus. L’école dite « interactionniste » et notamment Erving Goffman, ont montré que l’identité individuelle est toujours le fruit d’un travail

de construction et de mise en scène. Ainsi, la manière dont les militants ont façonné une identité publique au cours d’entretiens centrés sur leur militantisme est révélatrice des de construction et de mise en scène. Ainsi, la manière dont les militants ont façonné une identité publique au cours d’entretiens centrés sur leur militantisme est révélatrice des

« Communautarisme ! Je ne supporte pas ce mot. (elle hausse le ton) Être communautaire c’est être un mouton. Je ne supporte pas ce… le mot communautaire. Moi mon identité, c’est pas ma judéité. Elle en fait partie parce que, j’assassinerais mes parents une deuxième fois si je le récusais. Mais mon identité c’est d’être un être humain qui vit en France, plutôt le mieux possible, et j’en ai rien à faire de… je ne connais pas du tout la communauté juive d’Argenteuil. Puis je tiens pas à la connaître. (Silence) Voilà. Alors, questions ? » (Entretien n°1)

Ainsi, Josiane se considère juive dans la mesure où « l’antisémite crée le juif », selon la célèbre formule de Jean-Paul Sartre. Bernadette se définit elle aussi comme juive laïque et athée. Elle me raconta une anecdote où sa non-religiosité l’avait amenée à être stigmatisée par des personnes membres de la « communauté juive, au sens étroit du mot » :

« Donc c’est vous dire à quel point le communautarisme à la fois religieux et racial me fait horreur, m’a toujours fait horreur. Je pense que s’il avait existé sous l’occupation, ma famille et moi nous n’aurions pas été sauvés par les citoyens français, dont nous étions membres. Mais c’est important ces trucs là, parce qu’on se rend compte de ce que ça peut faire de mal, parce que ça se développe, hein. » (Entretien n°5)

Ces extraits montrent tous deux l’expression d’un refus d’une identité particulière et close. Dans le prolongement de cette identité-pour-soi, Josiane valorisera l’identité plurielle et cosmopolite de sa famille, et stigmatisera le repli sur soi.

En janvier 2004 est paru un manifeste titré « Nous sommes les indigènes de la République ! Appel pour des assises de l’anticolonialisme post-colonial ». Hamé (Entretien n°10) fit partie des initiateurs de ce texte, au côté de diverses associations pour la plupart constituées sur une identité d’immigré et/ou religieuse. L’appel a reçu le soutien d’élus, de personnalités de gauche et du monde associatif, issus d’organisations qui ont pris pour la plupart leurs distances avec le texte, telles que le PCF, les Verts ou la LCR (Ligue communiste révolutionnaire). Sur un registre vindicatif, ce texte accuse la France d’être encore un état colonial. Il dénonce les discriminations subies par les personnes originaires des anciennes colonies françaises. Il commence ainsi :

« Discriminés à l’embauche, au logement, à la santé, à l’école et aux loisirs, les personnes issues des colonies, anciennes ou actuelles, et de l’immigration post-coloniale sont les premières victimes de l’exclusion sociale et de la précarisation. Indépendamment de leurs origines effectives, les populations des « quartiers » sont « indigénisées », reléguées aux marges

de la société. Les « banlieues » sont dites « zones de non-droit » que la République est appelée à « reconquérir ». Contrôles au faciès, provocations diverses, persécutions de toutes sortes se multiplient tandis que les brutalités policières, parfois extrêmes, ne sont que rarement sanctionnées par une justice qui fonctionne à deux vitesses. »

Ce texte dénonce par exemple la loi sur le port de signes religieux à l’école adoptée en 2004 en la qualifiant de « loi anti-foulard aux relents coloniaux, discriminatoire, raciste et sexiste ». Le débat entourant cette loi a fait l’objet de vifs débats internes aux mouvements politiques de gauche dont fait partie le MRAP. Il a mis en jeu leur conception de la laïcité et du féminisme, et a créé des tensions entre universalisme et particularisme. Cet appel pour des assises anticolonialistes, en mettant Ce texte dénonce par exemple la loi sur le port de signes religieux à l’école adoptée en 2004 en la qualifiant de « loi anti-foulard aux relents coloniaux, discriminatoire, raciste et sexiste ». Le débat entourant cette loi a fait l’objet de vifs débats internes aux mouvements politiques de gauche dont fait partie le MRAP. Il a mis en jeu leur conception de la laïcité et du féminisme, et a créé des tensions entre universalisme et particularisme. Cet appel pour des assises anticolonialistes, en mettant

« Donc le nouvel ennemi intérieur, nous dit-on, enfin, c’est nos élites qui le disent, le nouvel ennemi intérieur, il est… c’est un parasite sur le plan économique. Ça, on le savait déjà, hein, sur le plan économique et le plan du travail. Il est génétiquement violent, euh, il brûle, viole, ses sœurs, ses filles, ses femmes, dans les caves. Euh, il est aussi, accessoirement, la cinquième colonne d’ « Al-quaeda » en France. Euh, il est antisémite, fondamentalement homophobe. Donc tu vois, ça commence à faire un peu beaucoup, quoi, tu vois ? C’est-à-dire que tout ça concourt à construire, tu vois, une nouvelle figure du sous-homme, le nouvel ennemi intérieur, mais aussi une nouvelle figure du sous-homme. » (Entretien n°10)

Hamé dénonça ainsi une « ethnicisation » des problèmes sociaux :

« Je prends par exemple la campagne pour l’insécurité, où on a ethnicisé les problèmes, tu vois, au possible. Où on a racialisé. Et où on parlait déjà de sauvageons. Donc avec la connotation idéologique, tu vois, les cafards. Euh, ça pullulait dans des articles du Point, où on parlait de bandes ethniques, qui sèment la terreur. De bandes ethniques, tu vois. » (Entretien n°10)

Dans ces extraits, on peut voir qu’Hamé dénonce l’existence d’un processus de stigmatisation qui marque négativement une identité définie dans le manifeste sous le terme d’ « indigène », pour décrire les jeunes originaires des anciennes colonies françaises. Du point de vue de son rapport subjectif à cet engagement, il s’inscrit dans le Dans ces extraits, on peut voir qu’Hamé dénonce l’existence d’un processus de stigmatisation qui marque négativement une identité définie dans le manifeste sous le terme d’ « indigène », pour décrire les jeunes originaires des anciennes colonies françaises. Du point de vue de son rapport subjectif à cet engagement, il s’inscrit dans le

« Je suis un fils d’immigré, un fils d’ancien colonisé. Je parle pas au nom des indigènes, tu vois, je le dirais pas comme ça. Je te parle, moi, de mon sentiment. Je m’empare de ces questions là, parce que si j’y réponds pas, ça m’empêche de vivre. Si j’y réponds pas, si je mets pas des mots, si je rentre pas un minimum dans l’analyse et dans la compréhension de ce qui nous bouffe la vie, et de ce qui nous empoisonne l’oxygène au quotidien, je… je vis mal. Donc c’est… je me pose pas en porte-parole, j’ai presque même un rapport assez individualiste. » (Entretien n°10)

Comme la plupart des grandes organisations antiracistes, le MRAP a connu des divisions internes au sujet de ce manifeste. Dans une « lettre de l’adhérent » parue en mars 2005, une déclaration du Conseil national s’exprima sur ce texte. Il ne soutint pas ouvertement l’initiative, précisant que le MRAP n’avait pas signé « l’appel des indigènes » et que cela ne lui avait jamais été proposé. Cette déclaration affirma cependant que le MRAP ne pouvait « rester insensible au cri exprimé dans cet appel », et qu’il comptait « intervenir dans le débat […], à sa manière, sur la base de ses propres analyses, de son expérience ». Le dernier paragraphe où il indiqua cette volonté de participer fit l’objet d’un vote séparé de celui concernant le reste du texte : il recueillit trente-huit voix pour, vingt-deux contre, deux abstentions et un refus de vote. L’indication de ce vote dans la « lettre de l’adhérent » est révélatrice de la volonté de transparence du MRAP. Son résultat montre la division interne à l’institution centrale de l’association.

Une semaine avant ce vote, lors de ma participation à une réunion du comité local des cinquième et treizième arrondissements de Paris, je pus appréhender les principaux motifs d’opposition à ce texte invoqués par les militants rencontrés. Ces derniers étaient unanimes pour ne pas signer le texte. L’avis général consistait à dire qu’il s’agissait d’un texte qui divisait, tout en reconnaissant qu’il appelait à une autocritique dans le sens d’une préoccupation accrue concernant la mémoire de la colonisation française. Ils Une semaine avant ce vote, lors de ma participation à une réunion du comité local des cinquième et treizième arrondissements de Paris, je pus appréhender les principaux motifs d’opposition à ce texte invoqués par les militants rencontrés. Ces derniers étaient unanimes pour ne pas signer le texte. L’avis général consistait à dire qu’il s’agissait d’un texte qui divisait, tout en reconnaissant qu’il appelait à une autocritique dans le sens d’une préoccupation accrue concernant la mémoire de la colonisation française. Ils

« Ça fait peur aux gens, aux comités du MRAP, tu vois, j’ai entendu ça aussi à la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) : « vous divisez, ça divise la classe ouvrière, ça divise les pauvres ». Attends… Q. : Les divisions, elles existent déjà. R. : Exactement. C’est pas ce texte là qui crée les divisions, ce texte là il les révèle, les divisions. Maintenant, les divisions elles doivent être regardées en face, pour les dépasser. […] Et ça, c’est une tradition des organisations

de gauche française, depuis le début du siècle. Et à un moment donné, voilà, quand les colonisés ont commencé à lutter par eux-mêmes, sans se référer aux grands frères de métropole, ou aux partis qui, objectivement, sont les alliés de la cause de la libération des peuples, tu vois, en particulier le Parti communiste. Y a toujours eu à redire, et ça c’est malheureusement quelque chose d’encore assez présent. » (Entretien n°10)

Le texte des « indigènes de la République » a été accusé par certains militants du MRAP d’exprimer un communautarisme et de fixer une identité de victime, sous la figure de l’ « indigène ». Il s’agit en effet d’une expression antiraciste qui s’appuie sur la cristallisation d’une identité définie en termes raciaux, celle de descendants de colonisés. Dans son opposition à une identité racialisée, elle reprend celle-ci à son compte. Cet aspect peut se voir dans l’extrait suivant :

« Parce que tu pars… t’es obligé d’articuler la question sociale, et la question ethnique, tu vois. Parce que l’Etat français est un état raciste, et « Parce que tu pars… t’es obligé d’articuler la question sociale, et la question ethnique, tu vois. Parce que l’Etat français est un état raciste, et

Nous pouvons voir qu’il y a une sorte de paradoxe dans cet antiracisme basé sur une identité racisée, puisqu’il reprend une identité construite socialement en termes raciaux, au risque de l’essentialiser. Cependant, nous pouvons penser qu’il s’agit là d’une étape nécessaire à la déconstruction d’un profil type du racisé qui pourrait rester largement inconscient s’il n’était pas dénoncé. Cette contradiction interne à la contestation antiraciste a notamment été mise en lumière par Marie :

« Que ce soit une mémoire historique de groupes d’humains qui ont un passé commun, ou en tout cas qui se reconnaissent dans certains passés imaginaires ou réels, et des passés qui peuvent être construits par les adversaires, hein. Parce que Hutus et Tutsis, c’est devenu une réalité après le génocide. Et même si la plupart des Tutsis préféraient ne pas se revendiquer comme Tutsis, si après on dit : « ça, ça n’existe pas, y a pas d’Hutus, y a pas de Tutsis », ça veut dire quoi, y a pas eu de génocide des Tutsis, alors donc, tu vois, bon. » (Entretien n°7)

Pour caractériser la défense antiraciste focalisée sur des identités racisées particulières, certains militants antiracistes parlent de « concurrence des victimes », notamment pour dénoncer l’opposition que font certains entre islamophobie et antisémitisme :

« Y a qu’un racisme, c’est le refus de l’autre. Parce qu’en fait, c’est vrai que la différence dérange. Mais on a tous le même sang rouge, notre spécificité c’est ça. On fait partie d’une espèce, c’est l’espèce humaine, j’emploie jamais le mot race. Comme je n’emploie jamais le mot « shoah », j’emploie le mot génocide. J’essaye d’employer les termes génériques. […] En ce moment, ce que je trouve grave, et les médias y sont pour quelque chose, « Y a qu’un racisme, c’est le refus de l’autre. Parce qu’en fait, c’est vrai que la différence dérange. Mais on a tous le même sang rouge, notre spécificité c’est ça. On fait partie d’une espèce, c’est l’espèce humaine, j’emploie jamais le mot race. Comme je n’emploie jamais le mot « shoah », j’emploie le mot génocide. J’essaye d’employer les termes génériques. […] En ce moment, ce que je trouve grave, et les médias y sont pour quelque chose,

Ces propos évoquent les tendances de fractionnement que connaît actuellement l’antiracisme français. Des conflits sont également apparus dans l’identification des catégories d’individus racistes. Concernant l’antisémitisme, un des enjeux du débat consiste par exemple à voir les expressions antisémites comme essentiellement issues de l’extrême droite française traditionnelle ou bien d’évoquer davantage un « nouvel antisémitisme » propagé par des jeunes arabo-musulmans s’identifiant au conflit israëlo-palestinien. Ce débat dans l’identification des racistes montre peut-être les risques d’essentialisme auxquels est confrontée la lutte antiraciste.

L’accusation antiraciste, en stigmatisant une identité de raciste, peut conduire à rejoindre la naturalisation du social propre à l’idéologie raciste. Ainsi, le lancement d’un appel « contre le racisme anti-blancs », à la suite d’incidents survenus lors de manifestations lycéennes pendant l’année 2005, a donné lieu à ces propos de la part du président de la Ligue des droits de l’Homme : « Il est réducteur de qualifier de racistes ces incidents. Cela transpire le mépris à l’égard de certaines couches sociales. La haine sociale n’est pas acceptable mais en se focalisant sur le racisme, on se ferme toute possibilité de comprendre ». Les personnes accusées de racisme par cette pétition furent des groupes de jeunes noirs et arabes issus de quartiers populaires. On peut voir dans cette déclaration que l’accusation de racisme porte un jugement moral qui peut empêcher l’explication sociologique du phénomène raciste, puisque l’accusation de racisme peut agir comme un obstacle à la compréhension des mécanismes sociaux. En moralisant les racistes, que cela soit comme coupables ou victimes de l’irrationalité de leur propre comportement, l’antiracisme peut conduire à essentialiser les racistes, et à les extraire de tout rapport social. Une telle attitude symétrique à la racisation des minorités peut conduire à ne pas reconnaître le racisme comme un phénomène relationnel, qui peut faire l’objet d’une racisation réciproque entre groupes différents. Il ne s’agit pas de mettre sur un pied d’égalité tous les groupes sociaux quant au racisme qu’ils peuvent subir, puisqu’il est clair que les groupes minoritaires sont les seuls à être construits racialement dans la société globale, et que le groupe dominant n’a pas besoin

de se définir en termes raciaux, implicitement construit comme celui des hommes

blancs, pour ce qui est de la société française. Plus spécifiquement, il s’agit de prêter attention à la prégnance des catégories essentialistes. Celles-ci peuvent aussi être vues au principe de la notion de communautarisme, construite en tant que repli sur soi volontaire et unilatéral d’un groupe social. En effet, il faut voir que le terme même d’antiracisme perpétue la croyance implicite en l’existence des races. De même, la recherche sociologique sur le racisme porte en elle la même contradiction, comme l’a montré Colette Guillaumin : « Dans la mesure où l’idée de race dans son sens physique est encore plus ou moins admise comme réelle et causale dans les conduites sociales, la recherche est entachée d’un profond malaise. Bien sûr, les sciences humaines ne professent plus que les facteurs de la différence sociale soient des différences physiques, mais elles enregistrent pourtant les phénomènes sociaux du racisme comme étant directement dépendants de caractères physiques. Ce qui revient à rendre à ceux-ci un caractère causal. On peut donc dire que l’ensemble de la recherche admet toujours, bien qu’au second degré, le caractère causal des caractères physiques réels. […] Cette contradiction est au centre de tous les travaux sur la question ; tout se passe comme si les chercheurs, ne croyant pas à la race pour leur part, supposaient qu’elle est concrètement réelle pour les groupes qui produisent des conduites racistes. » [2002]