Emergencedesinstitutionsdumarche Boyer 2009

Robert Boyer

Il n’est pas fréquent qu’un ouvrage suscite autant d’attentes 5. Il est vrai que celui
d’Avner Greif, qui se propose de combiner un travail d’archives avec un usage
créatif de la théorie des jeux, a l’ambition de proposer une nouvelle méthodologie
de recherche en histoire économique. Ce livre, attendu depuis longtemps, vient
couronner un programme de recherche dont les premières publications remontent
à 1992. Les thèmes traités dans cet ouvrage portent sur des sujets précis, comme
l’étude de la formation des coalitions chez les marchands maghribi, la construction
de l’État et le rôle du podestat à Gênes ou encore le système de responsabilité de la
communauté des marchands. Mais l’objectif de l’auteur est d’élaborer une théorie
générale capable de penser l’une des questions majeures des sciences sociales,
celle de l’émergence, de la maturation, du renforcement mais aussi de l’érosion et
des crises des institutions du marché. Cette tension entre la démarche traditionnelle de l’historien et la volonté de formalisation typique des théoriciens contemporains rend la lecture tout à la fois difficile et stimulante. Le travail d’A. Greif se
situe donc aux antipodes de nombre de recherches institutionnalistes contemporaines qui, trop souvent, poussent à l’extrême l’usage d’une hypothèse ou d’une
formalisation réductrice par rapport à la complexité des interactions en jeu.

5 - À propos d’Avner GREIF, Institutions and the path to the modern economy: Lessons from
medieval trade, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
Annales HSS, mai-juin 2009, n° 3, p. 665-693.


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Historiens et économistes
face à l’émergence
des institutions du marché

ROBERT BOYER

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Le souci permanent d’A. Greif est de rapprocher les évolutions historiques des
enseignements de la théorie économique. De façon plus spécifique, il étend le
domaine d’application de l’un des outils clés des économistes : la théorie des jeux.
Trop longtemps demeurée une pure spéculation sur les équilibres résultant d’interactions entre agents économiques rationnels, elle est ici mobilisée pour rendre
compte de l’émergence des organisations et des institutions de l’activité marchande.
L’auteur déploie des trésors d’ingéniosité pour élaborer des modèles rendant compte

des traits repérés dans les études de cas, au point de développer des formalisations
sophistiquées vis-à-vis desquelles le lecteur non prévenu risque l’incompréhension
et le chercheur le scepticisme.
De façon explicite et récurrente, A. Greif entend également intégrer dans
son approche les apports des sciences cognitives et de la sociologie. Il attribue ainsi
aux motivations des acteurs et à leurs représentations (normes, croyances, valeurs)
une place déterminante dans l’émergence des institutions qui encadrent les économies de marché. Ce biais cognitif, partagé par d’autres auteurs institutionnalistes
tel que Douglass North 6, marque un tournant par rapport aux approches économiques, tant marxistes qu’utilitaristes, pour lesquelles seuls comptent les facteurs
objectifs dans l’échange marchand. Par exemple, un commentateur tel que Victor
Nee n’hésite pas à situer la théorie de l’action d’A. Greif dans la lignée de Talcott
Parsons, alors qu’un spécialiste de sciences politiques comme Colin Crouch voit
dans cet ouvrage un pont entre la sociologie et l’économie et un défi adressé aux
sociologues du fait de la grande rigueur qu’autorise l’approche économique 7. En
un sens, A. Greif plaide pour une unité des sciences sociales et il propose un cadre
analytique pour parvenir à cette intégration.
Il faut souligner une autre originalité de ce programme de recherche. Contrairement à la cliométrie des années 1960 et 1970, l’économiste renonce à transposer
tels quels les modèles contemporains d’économie pure à des périodes historiques
lointaines. En effet, il importe de contextualiser toute formalisation et de la situer
par rapport au temps historique. Ce faisant A. Greif s’inscrit dans un courant de
recherche émergent qui refuse d’analyser le processus historique comme succession d’équilibres de court terme, rejoignant en cela un programme actif dans les

sciences politiques contemporaines 8.
L’ouvrage a pour objectif de comprendre la transformation des sociétés qui
permet l’épanouissement de l’économie marchande. À ce titre, il marque une
troisième étape dans l’institutionnalisme économique.

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6 - Douglass C. NORTH, Understanding the process of economic change, Princeton, Princeton
University Press, 2005.
7 - On se réfère ici aux présentations de ces deux auteurs lors de la session du colloque
international de la Society for the Advancement of Socio-Economics (SASE), « Author
meets critics » consacrée à la discussion d’« Institutions and the path to the modern economy »
à Copenhague le 30 juin 2007.
8 - Paul PIERSON, Politics in time: History, institutions, and social analysis, Princeton, Princeton University Press, 2004.

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Une nouvelle approche de l’histoire économique ?

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À l’origine, les théories de l’équilibre perçoivent comme des contraintes défavorables à l’efficacité toute institution qui vient perturber la rationalité des comportements et l’équilibrage des marchés. Les institutions sont ainsi conçues comme
des obstacles dressés par la tradition ou la politique à la pleine réalisation d’un
équilibre, assimilé à un optimum de Pareto.
C’est le mérite du nouvel institutionnalisme, par exemple celui de D. North,
d’avoir souligné que les institutions sont aussi porteuses d’incitations et de procédures de coordination qui réduisent l’incertitude et permettent l’existence d’un
équilibre dans des circonstances où il serait impossible à un simple principe de
rationalité de guider les agents vers une situation satisfaisante. Dans cette seconde
optique, les institutions économiques peuvent permettre un meilleur équilibre,
voire un équilibre tout court.
A. Greif inaugure une troisième étape dans laquelle les institutions stimulées
par les normes et les croyances impulsent la dynamique même de l’économie
marchande. Il s’intéresse donc au processus cumulatif qui permet une division
toujours plus poussée du travail grâce aux institutions marchandes. Ainsi la révolution commerciale permet le commerce au long cours qui stimule tant la demande
que la production, ce qui en retour alimente un flux d’innovations technologiques
et organisationnelles. Alors que, dans la plupart des théories, le marché est supposé
assurer l’efficacité statique des allocations de ressources rares, pour A. Greif les
institutions du marché lancent le processus de croissance.
La question centrale de l’économie politique est celle du fonctionnement
d’une économie de marché. Si l’on excepte Karl Marx et sa filiation, et dans une

moindre mesure Joseph Schumpeter, les économistes théoriciens ont surtout
cherché à caractériser les propriétés d’une économie pure de marché. Cette
stratégie a été remise en cause par les avancées mêmes de la formalisation. Il
est d’abord apparu que la théorie de l’équilibre général, réputée dénuée de toute
institution, était en fait soutenue par une série d’institutions demeurées implicites :
un commissaire-priseur qui assure l’équilibrage de l’ensemble des offres et des
demandes, une nomenclature des biens et de leur qualité de connaissance
commune pour tous les offreurs et les demandeurs, des vues sur l’avenir permettant
aux acteurs de se coordonner. Non sans difficulté d’ailleurs puisque l’introduction
du temps et d’un petit nombre de marchés à terme est susceptible d’impliquer
nombre de pathologies telles que l’inexistence d’un équilibre, leur pluralité ou
encore leur non-optimalité.
D’autres recherches ont fait apparaître les limites du concept de l’homo œconomicus : hypothèse d’une capacité de calcul déraisonnable, extrême simplification
des objectifs, absence de prise en compte de l’incertitude, etc. Est alors apparu
l’intérêt d’un relâchement de l’hypothèse de rationalité au profit d’une appréciation plus réaliste : les agents développent des procédures pour trouver des stratégies satisfaisantes et non pas optimales 9. Dans ce contexte, il ressort que les
institutions ont pour propriété de fournir un résumé succinct de l’information
9 - Herbert A. SIMON, Models of bounded rationality: Behavioral economics and business organization, Cambridge, MIT Press, [1982] 1983.

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INSTITUTIONS MARCHANDES

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pertinente pour les agents. Elles sont donc la condition permissive d’une économie
d’échange et les marchés eux-mêmes sont alors conçus comme des institutions
puisque, sans l’édiction de règles précises concernant la nature des biens échangés,
les conditions de participation au marché, les procédures de règlement des litiges,
l’histoire montre de façon récurrente que les marchés s’effondrent. Dès lors s’est
ouvert un vaste champ à la recherche : comment fonctionnent les marchés existants
et, éventuellement, comment les réformer pour qu’ils livrent de meilleurs résultats
en terme d’efficience et/ou d’équité ? C’est le domaine dans lequel s’est déployée
la sous-discipline de l’économie industrielle ou encore celle de la théorie des
enchères 10.
Les marchés, en tant qu’institutions économiques particulières, font intervenir la séquence suivante : à la base se trouvent les croyances et représentations
sur lesquelles sont arrêtés les comportements, dont l’interaction livre l’équivalent
d’un équilibre ; à la lumière de ce résultat, les différents agents révisent ou non
leur représentation initiale. Pour la commodité de la modélisation, les théoriciens

s’intéressent aux équilibres qui résultent de ce processus, sous l’hypothèse que
les agents finissent par apprendre de leurs erreurs de sorte qu’ils forment des
anticipations rationnelles, c’est-à-dire qu’ils finissent par connaître la partie déterministe de l’économie. Un marché est alors l’équilibre simultané des anticipations,
des comportements et de leurs résultats en termes de prix.
On peut alors introduire la dimension temporelle du fonctionnement des
marchés sous une hypothèse d’apprentissage ou de sélection des agents conformément aux hypothèses des modèles évolutionnistes, dans lesquels interviennent
de façon explicite les normes qui prévalent dans une société donnée 11. Mais on
ne formalise ainsi que le processus d’évolution au sein d’un marché déjà constitué.
C’est un progrès par rapport aux conceptions d’un équilibre statique, mais cela ne
suffit pas à éclairer la question de l’émergence des marchés eux-mêmes. Or telle
est la question centrale de l’ouvrage d’A. Greif. Le propos est de rendre compte
de l’émergence des diverses procédures inventées par les marchands pour rendre
viable le commerce à longue distance ou pour assurer la défense collective des
marchands par rapport au risque permanent de spoliation par les autorités politiques.

Histoire et modélisation
Une tâche importante de l’histoire économique est d’expliciter les processus qui
ont permis la régularité et la prévisibilité des échanges économiques. Si la division
du travail impulse la dynamique des gains de productivité, encore faut-il, comme
le faisait déjà remarquer Adam Smith, que soient stabilisées et respectées les

règles qui rendent possible l’échange marchand. En ce sens, il est permis d’avancer
l’hypothèse d’une co-évolution des institutions marchandes et des techniques.

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10 - Jean TIROLE, The theory of industrial organization, Cambridge, MIT Press, 1988.
11 - Samuel BOWLES, Microeconomics: Behavior, institutions, and evolution, New York/
Princeton, Russell Sage/Princeton University Press, 2004.

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ROBERT BOYER

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Sans les innovations dans le domaine institutionnel, les bénéfices associés aux
innovations organisationnelles et technologiques n’auraient pu être mobilisés. A. Greif
affirme donc qu’il est impossible d’imaginer une économie de marché sans institution, en opposition, donc, avec une pratique encore courante chez les économistes
théoriciens. De cette position théorique résultent deux conséquences.
En premier lieu, l’économiste doit toujours préciser le contexte et les règles

du jeu dans lesquels opèrent les agents : c’est la justification la plus convaincante
de l’usage intensif de la théorie des jeux, car elle manifeste une grande souplesse
dans les hypothèses concernant les objectifs des agents, la circulation de l’information, la séquence de leurs décisions et les résultats de leurs interactions. S’évanouit
l’espoir d’un modèle général qui correspondrait miraculeusement à l’ensemble des
configurations observées, tant elles ont varié dans l’histoire et continuent à se
différencier dans la période contemporaine.
En second lieu, il devient essentiel d’examiner comment de nouvelles institutions peuvent émerger des interactions répétées des agents opérant dans une
configuration donnée. Ce programme dépasse la seule préoccupation des historienséconomistes pour concerner une très large fraction de la profession des économistes. Il n’est pas abusif d’affirmer qu’A. Greif vise à historiciser les catégories
de l’analyse économique, y compris celles de la théorie des jeux qui abandonne
son statut de réflexion abstraite – en quelque sorte d’expérience de pensée – pour
impliquer une confrontation avec les faits historiques stylisés.
La démarche de l’ouvrage vise à élaborer des modèles qui tentent de concilier
deux impératifs apparemment contradictoires. D’un côté, il importe de s’attacher
aux données historiques concernant le résultat des interactions entre agents à travers une matrice des paiements qui cherche à reproduire qualitativement la distribution des gains pour diverses stratégies de coopération ou de défection concernant
le respect des institutions marchandes. Le danger est d’aboutir à un modèle tellement complexe qu’il serait difficile de mettre à jour les causalités pertinentes et
qui, de plus, serait spécifique à chaque configuration. D’un autre côté, les relations
entre agents doivent être suffisamment stylisées et simplifiées pour que le théoricien parvienne à expliciter les enchaînements à l’œuvre et détecter les paramètres
clés faisant basculer de la coopération à la défection et vice versa. L’objectif est de
mettre à jour des configurations suffisamment simples pour espérer développer
l’équivalent de maquettes susceptibles d’être appliquées à d’autres cas historiques

et sur d’autres espaces. Ainsi s’explique que l’ouvrage s’ouvre sur l’analyse des
commerçants maghribi pour s’intéresser ensuite à Gênes et à Venise.
A. Greif souligne la double impasse que rencontrent les méthodes traditionnelles de la déduction et de l’induction. D’un côté, les configurations sont si variées
qu’il est difficile de concevoir a priori un modèle général qui en rende compte
simultanément. D’un autre côté, comme l’impact d’une même institution dépend
du contexte, des croyances et des normes, pour la plupart non directement observables, il est difficile de procéder par induction 12.
12 - Une telle affirmation mérite d’être tempérée car la méthode de la qualitative comparative analysis proposée et développée par Charles Ragin permet de détecter la combinai-

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INSTITUTIONS MARCHANDES

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Aussi propose-t-il une autre approche, qu’il qualifie de narration analytique,
qui repose sur la succession de quatre étapes puis leur itération : l’analyste doit
d’abord apprendre de l’histoire et caractériser le contexte dans lequel émerge la
question qu’il entend traiter, en l’occurrence les facteurs explicatifs de l’émergence

des organisations et des institutions marchandes. Il lui faut ensuite formuler un
modèle – parmi un ensemble de possibles – susceptible d’expliquer la configuration observée assimilée à un équilibre entre institutions, croyances et comportements. Par un retour sur les archives, l’historien-économiste confronte les propriétés
d’ensemble de ce modèle aux données de l’observation.
Si, comme c’est très généralement le cas, les prédictions ne cadrent pas
complètement avec les observations, l’analyste doit remettre en question une ou
plusieurs des hypothèses retenues à l’étape initiale. Cette séquence doit le plus
souvent être répétée pour une même étude de cas, car il est rare que la première
formalisation soit satisfaisante. C’est ce que suggèrent divers passages de l’ouvrage :
le modèle retenu résulte d’un patient travail d’ajustement et non pas de la prédestination d’un emboîtement parfait des archives et du modèle. À cet égard, il faut
rendre hommage à l’auteur pour la grande honnêteté intellectuelle qui parcourt
tout l’ouvrage. Cette méthodologie apporte à l’historien de l’économie un outil
supplémentaire qu’on ne saurait négliger, car elle vise à surmonter les obstacles
intrinsèques que rencontrent les analyses monistes, tant individualistes qu’holistes.
En un sens, A. Greif est un tenant d’une forme d’holisme individualiste au sens
où ce sont les acteurs qui font les organisations et institutions du marché mais au
sein du contexte social et politique dans lequel ils opèrent et dont ils héritent.
L’individualisme méthodologique est ainsi replongé dans la richesse de l’environnement institutionnel existant : c’est récuser l’hypothèse d’un homo œconomicus
opérant dans un monde abstrait sans autres repères qu’économiques.
Très souvent, les analyses institutionnalistes sont menacées par le péché de
nominalisme. Il suffirait que des règles ou des codes moraux soient édictés pour
qu’ils façonnent sans ambiguïté le comportement des acteurs. L’apport d’A. Greif
est précisément de cerner la dialectique entre l’émergence d’une règle de coordination et son établissement comme comportement dominant. À cet égard, l’auteur
se montre très sceptique par rapport à une historiographie qui ferait découler des
faits du Prince, et ultérieurement de l’État, l’essentiel des institutions marchandes.
D’une part, ce sont les marchands eux-mêmes – ou encore les banquiers, si l’on
devait étudier le crédit et la monnaie – qui sont à l’origine de très nombreuses
innovations. D’autre part, même si certaines de ces institutions sont impulsées par
une autorité collective, il importe toujours de vérifier que les agents avaient intérêt
à incorporer cette institution dans leurs comportements individuels. Maintes innovations n’ont ainsi pas fait époque. L’ouvrage d’A. Greif est donc un remarquable

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son d’institutions qui livre un résultat donné. De ce fait, la méthode de calcul booléen
permet de répondre à l’objection d’A. Greif selon laquelle comme c’est la combinatoire
de normes, de règles, d’institutions, qui détermine une configuration institutionnelle,
on ne peut procéder par induction.

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antidote à la tentation du nominalisme puisque tout dépend toujours de l’équilibre
d’un ensemble de croyances, de comportements et d’institutions. Dans certains
cas même, les institutions informelles peuvent définir une logique aux antipodes
des codifications institutionnelles par les autorités publiques. Un exemple : le
régime soviétique était supposé organiser les échanges et la production par la seule
planification centralisée autoritaire, mais l’incohérence des procédures mises en
œuvre contribua à développer une logique concurrentielle.
En vue de satisfaire cet objectif général, quel est le meilleur des outils dont
disposent l’économiste et l’historien ? A. Greif plaide pour la théorie des jeux. Ce
faisant, il s’oppose à la démarche la plus courante qui se limite aux grands modèles
canoniques – dilemme du prisonnier répété, modèles de biens publics, modèles
de l’ultimatum, modèles de la guerre des sexes, etc. – sans trop d’égards pour le
contexte institutionnel. C’est postuler la décomposabilité ou, en d’autres termes,
la modularité des diverses institutions dont la logique peut se décliner selon divers
champs, rendus autonomes les uns par rapport aux autres. Or le grand enseignement des recherches contemporaines est de montrer que l’effet d’une organisation
ou d’une institution dépend beaucoup du contexte général dans lequel elle
s’insère. Chez A. Greif, le réseau des institutions existantes oriente le comportement des acteurs et peut, dans certains cas, faire émerger de nouvelles régularités
qui apparaîtront comme un équilibre du jeu correspondant.
Conséquence de cette approche : le marché ne résulte pas nécessairement
d’une déconnexion complète des logiques sociales antérieures. Il peut au contraire
émerger de la mobilisation dans l’espace économique d’une série de croyances, de
normes, de représentations du monde qui sont a priori extérieures à l’utilitarisme
économique. Le commerce au long cours dans la Méditerranée médiévale s’appuie
sur la mobilisation des liens communautaires et de parenté avant même que l’État
tente de contrôler le commerce et les marchands. Le propos de l’ouvrage est de
polariser l’attention sur les innovations qui proviennent de la communauté des
marchands eux-mêmes, sachant que ceux-ci sont insérés dans des réseaux sociaux
qui peuvent faciliter l’invention de nouvelles procédures permettant de contrôler
les comportements opportunistes.
Un dernier thème, plus implicite, parcourt l’ouvrage. L’histoire économique
des dernières décennies n’a-t-elle pas sous-estimé le rôle des innovations propres
à l’économie marchande, au profit des changements technologiques, scientifiques
ou encore organisationnels ? L’auteur sous-entend que, sans la multiplication des
innovations par la communauté des marchands, le commerce à longue distance
n’aurait pas eu le même essor et, en conséquence, l’approfondissement de la division du travail et de la spécialisation internationale n’aurait pu intervenir. Ainsi se
trouve rouverte la discussion introduite par Henri Pirenne à propos de la révolution
commerciale 13, comme lointain préliminaire aux révolutions industrielles ultérieures.

13 - Henri PIRENNE, Histoire économique de l’Occident médiéval, Plan-de-la-Tour, Éd.
d’Aujourd’hui, 1985.

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INSTITUTIONS MARCHANDES

ROBERT BOYER

Comment définir les institutions ?
L’auteur souligne à juste titre la multiplicité des définitions données à la notion
d’institution. Il propose cette définition générale, susceptible de déboucher sur
une modélisation :

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Cette conception est la bienvenue puisqu’elle considère que ce sont des règles et
des valeurs déjà existantes qui permettent de bâtir une institution qui est toujours
contextuellement située. On se trouve aux antipodes d’une conception qui ferait
du seul principe de rationalité appliqué aux problèmes de coordination l’origine
exclusive des institutions. Ce faisant, A. Greif s’oppose à un autre courant de
l’analyse institutionnaliste qui attribue un rôle déterminant aux contraintes technologiques, lorsque, par exemple, on avance que la maîtrise d’équipements sophistiqués appellerait la création du système de formation professionnelle allemand 15.
Bien que résultant des interactions et des stratégies des agents, les institutions apparaissent ex post comme des contraintes à l’action de chaque agent pris
individuellement. En quelque sorte, les individus façonnent le collectif et, en
retour, le collectif oriente l’action des individus. C’est cette double détermination
qu’entend formaliser A. Greif. Mais le critère central pour reconnaître une institution n’est autre que l’observation d’une régularité de comportement. Cette caractéristique rend compte du fait que l’horizon des institutions dépasse celui des acteurs,
de sorte que c’est la stabilité des comportements qu’elles induisent qui leur attribue un rôle déterminant. Conduit à préciser ce que sont les facteurs sociaux qui
conditionnent l’existence d’une institution, l’auteur affine sa première définition :
Une institution est un système de règles, de croyances, de normes et d’organisations dont
l’ensemble produit des régularités du comportement social 16.

Cette définition n’est pas sans poser nombre de problèmes lorsqu’on entend
l’appliquer aux études de cas historiques et à la formalisation puisque, selon
l’exemple traité, l’auteur mettra l’accent sur l’une ou l’autre des composantes de
la définition générale.
On devait à D. North d’avoir distingué avec précision une institution d’une
organisation et d’avoir mis en lumière l’impact de l’ordre politique sur la nature

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14 - A. GREIF, Institutions and the path to the modern economy..., op. cit., p. 30.
15 - Peter A. HALL et David SOSKICE, Varieties of capitalism: The institutional foundations
of comparative advantage, Oxford, Oxford University Press, 2001.
16 - A. GREIF, Institutions and the path to the modern economy..., op. cit., p. 30.

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Une institution est un ensemble de facteurs sociaux qui conjointement engendrent une
régularité de comportement. Chaque composante de ce système est sociale au sens où elle
résulte de l’action humaine, qu’elle ne repose pas sur des facteurs physiques et qu’elle est
exogène pour chaque individu dont elle influence le comportement 14.

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des incitations économiques qui régissent les institutions 17. Pour A. Greif, compte
tenu de l’époque qu’il étudie, l’ordre politique passe au second plan dans la mesure
où il est très largement traité comme la conséquence des luttes de divers clans et
de marchands pour son contrôle. Par ailleurs, tout au long de l’ouvrage, l’auteur
assimile très souvent certaines organisations – par exemple une guilde – à des
institutions alors que traditionnellement les premières supposent une relation de
pouvoir et une restriction dans les conditions d’accès tandis que les secondes ont
une vocation à s’appliquer à l’ensemble des individus appartenant à une même
société comme c’est le cas pour le droit de propriété, le contrat, etc.
Plus fondamentalement, est-il acceptable d’assimiler institutions et régularités sociales ? Ces deux éléments peuvent a priori être déconnectés. Une institution
sans régularité sociale est une possibilité. En effet, dans l’acception courante d’une
institution, à savoir une règle abstraite de coordination entre stratégies individuelles,
rien ne garantit qu’elle débouche sur un équilibre des comportements dont la
répétition au cours du temps va apparaître comme une régularité. Un exemple
pour illustrer ce possible divorce : l’institution des droits des salariés a très souvent pour objectif d’assurer la paix sociale et l’atténuation, voire la disparition, des
conflits du travail. Or, historiquement, on a pu constater que ces droits débouchaient sur l’alternance de périodes de paix sociale et de conflits ouverts. Dans la
définition d’A. Greif, ces droits correspondants ne seraient donc pas une institution.
A contrario, des régularités sociales ne résultent pas d’institutions. On songe
par exemple à l’impact de la loi des grands nombres sur l’existence d’une loi de
demande agrégée en fonction du système des prix relatifs et du revenu 18. Faudraitil en conclure que l’hétérogénéité des agents et le caractère aléatoire des décisions
de consommation, bases de ce résultat, sont des institutions ? De la même façon,
les modèles évolutionnistes de choix technologiques montrent comment la régularité de trajectoires nationales peut résulter de la conjonction de décisions aléatoires
et de mécanismes de mimétisme et/ou d’apprentissage 19.
A. Greif insiste beaucoup sur les aspects cognitifs des institutions qui « fournissent des microfondations des comportements en matière de cognition, de coordination, de norme et d’information 20 ». Il entend ainsi incorporer les aspects
culturels qui sont à l’origine de certaines institutions économiques. Au fil des
chapitres le lecteur est cependant frappé par un glissement de conception, ce qui
nuit beaucoup à la clarté de la démonstration. Dans l’exemple des marchands
maghribi, implicitement tout au moins, les croyances et les normes sont celles qui
cimentent cette communauté et lui permettent de partager l’information à propos
des agents auxquels les marchands ont délégué leurs affaires (chapitre 3). En
17 - Douglass C. NORTH, Institutions, institutional change, and economic performance,
Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1990.
18 - Jean-Michel GRANDMONT, « Notes and comments: Distribution of preferences and
the law of demand », Econometrica, 55-1, 1987, p. 155-161 ; Werner HILDENBRAND et
Alois KNEIP, « On aggregation of micro relations », Revue Économique, 51-3, 2000, p. 435-443.
19 - Giovanni DOSI et al., « On the process of economic development », working paper
no 93-2, Center for Research in Management, University of California at Berkeley, 1993.
20 - A. GREIF, Institutions and the path to the modern economy..., op. cit., p. 16.

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quelque sorte, les représentations et les croyances sont les catalyseurs de l’émergence de la procédure de coordination qui aura par ailleurs la propriété d’être autoexécutoire une fois instituée. Origine et viabilité d’une institution peuvent donc
différer, ce qui rompt avec une approche typiquement fonctionnaliste qui voudrait
que ce soit la fonction qui explique l’émergence d’une institution.
L’étude des guildes marchandes dans l’Europe médiévale ne fait intervenir
rien de tel puisque leurs membres ne forment pas une communauté indépendamment de leur activité professionnelle. Fort habilement, A. Greif insiste encore sur
le rôle des croyances, mais elles ont alors une tout autre fonction : chacun pense
que les autres marchands vont respecter la règle instituée par la guilde. La croyance
se transforme en une hypothèse qui arrange le modélisateur, à savoir que l’institution est de connaissance commune et que tous les acteurs connaissent la nature
des interactions qui les lient. Ce n’est autre que l’hypothèse d’anticipations rationnelles. C’est alors la reconnaissance ex ante des mérites d’une institution par les acteurs
qui en explique la création. Si cette interprétation fonctionnaliste est habituelle aux
économistes, elle est problématique pour les approches historiques 21 (tableau 1).
Tableau 1 – Une vue synoptique de l’ouvrage d’Avner Greif
Organisation

674

Règle

Croyances et
normes incorporées

Régularité de
comportement associée

Coalition
des marchands
maghribi
(p. 61)

Un commerçant
n’embauche jamais
un agent qui a triché

Les membres d’une
communauté partagent
l’information et
punissent collectivement
les tricheurs (p. 53)

Tout marchand préfère
strictement embaucher
un agent honnête (p. 77)

Guilde
des marchands
dans l’Europe
médiévale

Représailles
de tous les marchands
contre toute tentative
d’expropriation
par le pouvoir politique
de l’un d’entre eux

Croyance au respect
par les autres marchands
de la règle instituée
par la guilde

La cité n’exproprie
aucun marchand,
la guilde ne déclare
pas d’embargo

Construction
de l’État à Gênes
et Podesteria

Dissuasion mutuelle
des clans
comme condition
du pouvoir politique

• Rôle des clans et
de leurs croyances
• Système croisé
de croyances évitant
l’attaque d’un clan
par un autre

Stabilité, puis déclin,
d’un système consulaire

Cours de justice
locales (London
Charter 1130...)

Le système de
responsabilité d’une
communauté : chaque
membre est responsable
du défaut de tout membre
de sa communauté
dans l’échange
entre communautés

Anticipation d’un
équilibre de
coopération
grâce au rôle
des cours locales

Possibilité de transactions
entre communautés,
garantie par la défense
de leur réputation

21 - Kathleen THELEN, How institutions evolve. The political economy of skills in Germany,
Britain, the United States, and Japan, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

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ROBERT BOYER

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L’analyse des marchands maghribi est fidèle à la définition générale d’une
institution puisque les quatre composantes peuvent être mises en évidence et
apparaître comme complémentaires. Le problème qu’étudie A. Greif est celui que
rencontrent les commerçants lorsqu’ils envoient au loin un représentant qui peut
avoir intérêt à trahir leur confiance. À titre individuel, ils peuvent contrôler un tel
comportement opportuniste par l’octroi d’un salaire suffisamment élevé pour
rendre irrationnelle la trahison. Pourtant, en permanence, certains agents tromperont leur maître, sans être détectés, de sorte qu’ils pourront être réembauchés,
pénalisant ainsi durablement les marchands et inhibant le commerce à longue
distance. Le cœur de la démonstration du troisième chapitre vise à montrer que
la règle, apparemment simple, en vertu de laquelle un commerçant ne doit jamais
embaucher un agent qui a triché ne peut réussir à éliminer la tricherie que si la
communauté des marchands maghribi a développé une confiance telle qu’elle leur
permet de partager l’information sur les tricheurs et de les punir collectivement.
On retrouve donc fidèlement toutes les composantes de la seconde définition
d’A. Greif et l’on explicite les conditions sous lesquelles les croyances et les normes
permettent d’adopter une règle favorable à une communauté. Notons que c’est à
partir de ce cas que l’auteur développe sa théorie générale des institutions.
Cette adéquation est déjà beaucoup moins évidente dans l’analyse de la
guilde comme institution. Le problème ici est celui de la défense de chacun des
marchands face au risque d’expropriation par une autorité politique locale, par
exemple d’une cité. La confiance ne peut dès lors se bâtir sur la mobilisation de
relations extra-économiques, elle doit obligatoirement s’établir comme la perception de l’intérêt qu’a chaque marchand à adopter une règle bien précise : tous les
marchands doivent cesser toute relation avec un pouvoir politique qui aurait
menacé d’exproprier l’un d’entre eux. Le fait que cette stratégie soit de connaissance commune joue un rôle déterminant dans l’existence d’un équilibre favorable
aux deux parties : la cité n’exproprie aucun des marchands et la guilde ne lance
aucun embargo. Exit le rôle moteur des croyances puisqu’elles ne sont ici que le
deus ex machina que le modélisateur invoque pour faire converger l’ensemble que
constituent une règle, des anticipations et des comportements vers un équilibre
durable et satisfaisant pour les diverses parties. On voit poindre à ce propos le rôle
de l’efficience, au moins parétienne, dans la viabilité d’une institution.
On retrouve à peu près la même structure dans l’analyse de l’émergence de
l’État à partir de l’exemple de Gênes. Dans cette cité sont en concurrence divers
clans en vue de la conquête du pouvoir et la question est de savoir à quelles
conditions ces derniers délégueront le pouvoir à un podesta, à l’origine un dirigeant
choisi hors de la cité. La règle est ici le principe de dissuasion mutuelle des clans,
l’organisation est celle de l’État génois en gestation et les croyances portent sur la
représentation par chaque clan de ce que sont les stratégies des autres clans. Pour
A. Greif, l’institution de la Podesteria est avérée lorsque l’on constate une stabilité
de l’équilibre résultant de l’interaction des divers clans. En fait, il ressort que le
critère essentiel de la définition d’une institution n’est autre que le dernier critère,
à savoir l’observation d’une régularité sociale. De plus, comme dans le cas précédent, les croyances des clans se résument à la prise en compte de la structure du

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INSTITUTIONS MARCHANDES

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jeu de leurs interrelations. Il s’agit plus d’information et de connaissance commune
que de croyances au sens usuel de ce terme.
La quatrième étude de cas porte sur le système de responsabilité d’une
communauté pour les transactions effectuées entre marchands de différentes communautés, sans présence d’un tiers en garantissant la bonne fin. La règle est que
chaque membre est responsable du défaut de paiement de tout autre membre de
la communauté vis-à-vis de transactions entre communautés. La croyance porte
sur l’intérêt qu’ont les acteurs à un équilibre de coopération grâce aux cours de
justice locales des entités concernées. En quelque sorte, les marchands anticipent
la viabilité de cet échange croisé et c’est ce qui permet aux transactions au long
cours d’émerger. Elles reposent sur la construction d’un effet de réputation qui, à
son tour, façonne les anticipations des marchands. Une fois encore, les croyances
se résument à la pleine perception par les acteurs de la structure du jeu, dès lors
que le théoricien s’est assuré qu’existait un équilibre de coopération.
La complexe notion d’institution initialement présentée par A. Greif se
résume ainsi à un double critère. D’abord, l’observation d’une régularité sociale à
travers l’analyse des sources historiques. Ensuite et surtout, la possibilité de
construire un modèle de théorie des jeux dans lequel cette régularité peut apparaître comme un équilibre stable. Quel est donc le statut de la théorie des jeux dans
Institutions and the path to the modern economy ?

Théorie des jeux et simplification des interactions sociales
A priori, la théorie des jeux fournit un cadre extrêmement souple. Rappelons qu’en
vertu du folk theorem 22, il est possible de représenter toute configuration économique comme l’équilibre d’un jeu convenablement spécifié. La lecture de l’ouvrage
fait cependant ressortir nombre de difficultés dans le passage des faits historiques
à la formalisation permettant d’en rendre compte.
Les analyses historiques mettent en évidence le réseau complexe d’acteurs
aboutissant à l’institutionnalisation des règles nécessaires à la généralisation de
l’échange marchand. Interviennent en effet les différents marchands appartenant
à une même communauté, les correspondants auxquels ils délèguent la conduite
de leurs affaires hors de la cité, sans oublier les pouvoirs politiques de la cité
dans laquelle ils opèrent et ceux des autres entités politiques avec lesquelles ils
entretiennent des relations commerciales suivies. Pour l’historien, c’est la gestion
de l’ensemble de ces relations qu’assure la guilde. Or, pour des raisons tenant à la

676

22 - Le folk theorem ou « théorème de tout le monde » ainsi nommé parce qu’il a été
découvert simultanément par un grand nombre de chercheurs sans pouvoir être attribué
à un chercheur spécifique. Ce théorème concerne les jeux répétés une infinité de fois. Il
énonce que la classe des équilibres est extrêmement vaste (multiplicité des équilibres).
Techniquement, toute issue qui garantit à chaque joueur au moins son paiement maxmin
ou gain de réservation correspond à une situation d’équilibre. Voir Bernard GUERRIEN,
Dictionnaire d’analyse économique : microéconomie, macroéconomie, théorie des jeux, etc., Paris,
La Découverte, 1996.

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structure même de la théorie des jeux, A. Greif est contraint de décomposer ces
relations en trois séries de problèmes supposés résolus de façon indépendante. Au
sein même de cette simplification drastique, l’analyse en termes d’équilibre de
Nash suppose les interactions de deux joueurs seulement, le plus souvent un
joueur et le reste de la communauté, la guilde versus le podesta, ou encore entre
deux cours de justice locales. On peut ainsi quantifier rigoureusement la matrice
des gains et déterminer les équilibres du jeu correspondant mais on perd un trait
essentiel des institutions : elles gouvernent les relations d’une multitude d’agents
qu’on ne saurait résumer à la rencontre bilatérale de deux d’entre eux. En effet,
les sciences sociales sont bâties sur la prise en compte d’un grand nombre d’interactions sociales : pour reprendre la formule évocatrice de Norbert Elias 23, la sociologie commence avec le nombre trois puisqu’elle suppose toujours de dépasser la
juxtaposition de simples relations bilatérales. Ainsi, les formalisations sont rigoureuses et parfois éclairantes mais elles laissent de côté un aspect fondamental des
institutions économiques, entendues comme origine de régularités sociales.
De façon implicite, la formalisation contraint à adopter la fiction de classes
d’agents homogènes, chacune d’entre elles se résumant à un agent représentatif.
Il est frappant qu’à de très rares occasions seulement, A. Greif évoque la différentiation des marchands en termes de richesse ou de volume de leur commerce.
Il entend montrer l’émergence des institutions du marché entre agents a priori
égaux. On comprend qu’il adopte cette hypothèse pour obtenir un modèle, général,
s’affranchissant de la distribution du pouvoir et des richesses au sein de chacun
des groupes d’acteurs. Or l’expérience historique comme la théorie moderne des
réseaux sociaux 24 suggèrent que certains acteurs sont à l’origine des innovations
institutionnelles, du fait par exemple de la position qu’ils occupent dans les réseaux
sociaux existants ou qu’ils sont capables de construire. En effet, conformément à
l’individualisme méthodologique, il pourrait être intéressant de montrer comment
certains entrepreneurs institutionnels ont intérêt à proposer de nouvelles règles,
réalisant ainsi des profits d’intermédiation. De tels modèles existent, par exemple
en matière de création endogène de certaines institutions du marché du travail 25.
Une approche équivalente pourrait sans doute être menée à propos de l’émergence
des guildes, en insistant sur le rôle clé de certains acteurs au sein de groupes socioéconomiques. Enfin un important courant de l’économie institutionnelle est bâti
sur l’idée que c’est l’hétérogénéité des préférences et des objectifs des agents qui
permet à certains d’entre eux, plus sensibles aux valeurs altruistes ou à la création
de biens collectifs, de fonder des organisations auxquelles adhèrent ensuite des
agents plus individualistes. Cette hypothèse éclaire par exemple la formation
des syndicats de salariés, ce qu’une approche en termes d’agents représentatifs ou
homogènes rend très difficile 26.
23 - Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard, [1939] 1991.
24 - Ronald S. BURT, Brokerage and closure: An introduction to social capital, Oxford, Oxford
University Press, 2005.
25 - Jacques LESOURNE, Économie de l’ordre et du désordre, Paris, Economica, 1991.
26 - Giacomo CORNEO, « Social custom, management opposition and trade union membership », European Economic Review, 39-2, 1995, p. 275-292.

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C’est là une invitation à s’interroger sur les objectifs attribués aux différents
acteurs. Fidèle aux conceptions modernes, l’auteur suppose que chacun d’entre
eux maximise le gain actualisé sur une période infinie. On peut légitimement
douter de la pertinence de cette hypothèse. Elle suppose d’abord que tous maîtrisent la pratique du bilan actualisé, même si bien sûr les marchands peuvent
maîtriser le calcul des intérêts composés. De ce fait, l’évaluation du rendement du
commerce défie la prévision avant qu’ait été inventé le calcul des probabilités 27,
précisément, semble-t-il, pour éclairer la répartition des risques et des bénéfices
du commerce au long cours. Dès lors, à l’époque étudiée par A. Greif, il serait plus
conforme à l’expérience historique des acteurs qu’ils maximisent les chances de
survie de leur entreprise et par extension de leur lignée. Quant aux responsables
politiques des cités, ne faut-il pas considérer, à la suite de Machiavel, que leur
objectif central est la conquête du pouvoir et sa défense une fois acquis ? Il serait
donc logique d’adopter un double critère : pour les marchands et les agents minimiser le risque de faillite, pour les cités maximiser leur pouvoir, leur revenu ne
contribuant qu’indirectement à cet objectif. A priori, l’équilibre des divers jeux
que formalisent les chapitres 3, 4, 8 et 10 devrait être différent.
Il se pourrait donc que les institutions marchandes de l’époque aient eu pour
fonction de maximiser la sécurité et non pas le revenu actualisé ou la richesse. Ce
serait au contraire leur succès et leur diffusion géographique qui permettraient la
généralisation du critère de maximisation du profit. Ce ne serait donc que longtemps après l’établissement des institutions examinées par l’auteur que pourrait
se généraliser la logique marchande, contrairement à son modèle qui, selon une
théorie essentialiste, dote d’emblée les acteurs des finalités qui résulteront du
succès de leur stratégie.
Tout se passe comme si A. Greif tentait de convaincre la profession des économistes, et tout particulièrement les théoriciens des jeux, que l’on peut construire
des modèles conformes à leurs canons et qui, sous certaines conditions, rendent
compte de certains des faits stylisés mis en évidence par l’historien. Mais comme
le souligne l’auteur lui-même, ce n’est que l’une des interprétations possibles : très
convaincante pour un théoricien des jeux, elle fera sourire le médiéviste car elle
est frappée du péché d’anachronisme en prêtant aux individus du Moyen Âge la
logique et les outils cognitifs typiques de l’époque contem