En retournant aux temps qui précèdent l’arrivée des premiers Blancs, je peux noter, en même temps que l’historien Emmanuel Tiando 1993, que les érudits ont accordé peu d’attention à l’histoire de la
région entière. Surtout selon des sources orales, les historiens sont d’accord de façon générale que les populations de l’Atacora d’aujourd’hui se sont déplacées de l’ouest et du nord-ouest par vagues
successives.
8
Bien que ces auteurs donnent des dates différentes pour le début de ces déplacements, l’archéologue Lucas Pieter Petit 2005 : 122 les fixe vers la fin du XVII
ème
siècle. Ceci était aussi le temps quand la traite des esclaves commençait à avoir un impact significatif dans toute la région Piot 2001 :
160–161. Les historiens et les anthropologues reconnaissent que les montagnes de l’Atacora ont servi aux migrants de refuge, leur accordant plus d’indépendance et de sécurité vis à vis des incursions des
groupes politiquement plus centralisés.
9
Ces incursions étaient sans doute la raison principale pour laquelle les premiers Européens ont parfois rencontré de la résistance armée, et ailleurs ils ont aperçu des
villages et des habitations abandonnés Preil 1909—les gens s’étaient réfugiés dans les montagnes. Roger N’Tia 1993 : 112 propose que ces incursions aient poussé les « Niendé » vers l’est jusqu’à leur
position présente dans la Commune de Cobly. Ce mouvement clôturait la dernière vague de déplacement et aurait préparé la scène pour le début de la colonisation.
Cette perspective historique laisse beaucoup de lacunes et de questions comme elle propose l’occupation de l’Atacora comme un déplacement progressif des ethnies déjà bien distinctes. En mettant
l’accent sur des aspects historiques spécifiques de la population de la Commune de Cobly, je propose à redresser quelques questions historiques en donnant l’arrière-plan que je considère avantageux pour
mieux comprendre la situation présent d’upaanu le nouveau temps.
4.1 L’invention des Bèbèlibè
Les identités ethniques ont souvent été inventées, imaginées ou construites pendant la période coloniale et en tant que telles doivent être considérées comme modernes Ranger 1983, 1993 ; Vail 1989. Suivant
Timothy Mitchell 1991, le but de cet ethnicisation était d’organiser et de catégoriser une situation rétrograde de désordre, afin de délimiter et isoler des groupes spécifiques. Ceci pouvait promouvoir la
discipline et l’obéissance qui permettait à exercer le pouvoir politique qui était à la base de l’état colonial.
Les administrateurs coloniaux britanniques n’étaient pas les seuls à présumer que les Africains étaient avant tout organisés en « tribus » avec à leur tête des « chefs » Pels 1996, 1999 : 285–286. Les
administrateurs français étaient autant enthousiastes à identifier et à classifier les peuples qu’ils rencontraient par le moyen d’un cadre typiquement moderne en organisant leurs colonies dans des
cantons homogènes. Ces unités administratives sont devenues les communes du Bénin actuel.
10
Les identités ethniques font partie de la structure de la nation et sont toujours mises en avant dans les
discours du gouvernement et peut-être plus important, par les intellectuels au niveau de la commune.
11
La situation des populations de l’Atacora était similaire à ce que décrit Jack Goody 1956 pour l’ensemble des peuples qui parlent le dagari au nord-ouest du Ghana actuel. Les populations de l’Atacora
n’avaient pas de noms permettant de désigner des ethnies distinctes. Face à ce défi continu, les gens de l’extérieur ont trouvé et utilisé une variété de noms divers et changeants. Déjà avant l’arrivée des
Européens, les commerçants musulmans nommaient les habitants de l’Atacora de façon générale les
8
Sur la question les migrations en vagues de la population de l’Atacora, voir, par exemple, Cornevin 1981 : 35–42, Dramani-Issifou 1981 : 664, Mercier 1968, T. N. Moutouama 2004, N’Tia 1993, Reikat, et al. 2000 et Tiando
1993 : 97–98.
9
Les montagnes comme refuge ont été discutées par Cornevin 1981 : 31–32, Dramani-Issifou 1981 : 657, Goody 1978, Koussey 1977 : 18, Mercier 1968 : 4, T. N. Moutouama 2004 : 44, Norris 1984 : 164, 1986, N’Tia
1993 et Piot 1996 : 33, 2008 : 52.
10
La question des unités administratives dans les colonies françaises est examinée, par exemple, par Cornevin 1981 : 423, Desanti 1945 : 85, Geschiere 2009 : 13–16 et Mercier 1968.
11
Sur les identités ethniques au Bénin actuel, voir, par exemple, Bierschenk 1992, 1995, Grätz 2000a, 2000b : 119, 2006 et Guichard 1990.
« Kafiri », ou infidèles.
12
Vers la fin du XIX
ème
siècle, les premiers explorateurs européens parlaient des « Soumba » ou « Somba » pour les habitants des montagnes et des « Barba » pour ceux qui habitaient les
plaines. Le terme « Barba » a été utilisé pour d’autres groupes décentrés au nord du Togo Asmis 1912 : 89 ; Gruner 1997 : 350 et pour les Bariba ou Baatombu du nord-est du Bénin actuel voir, par exemple,
Law 1999. Malgré cette terminologie simplifiante les premiers explorateurs semblaient déjà conscients de la complexité socioculturelle et linguistique de toute la région Gruner 1997 ; Plé 1903 ; Preil 1909.
Comme l’Atacora était loin et plutôt difficile à accéder, c’est seulement dans les années 1910 que les Français ont commencé à l’intégrer dans leur nouvelle colonie, souvent par la force. En ce temps,
l’administration coloniale appelait les groupes décentrés de façon générale « les Somba ». Ils avaient déjà reconnu que les Somba comprenaient différentes « races » qui parlaient des « dialectes » différents.
13
Il a fallu attendre quelques décennies pour que les Somba soient subdivisés en groupes sociolinguistiques,
grâce à une connaissance de plus en plus approfondie des peuples. Les missionnaires catholiques, entre autres, ont commencé à étudier ces langues dans les années 1940 Cornevin 1981 : 440 ; Grätz 2000a :
681–685. En 1947, Mercier fut le premier anthropologue professionnel à commencer une enquête de terrain dans l’Atacora. En tant qu’étudiant de Marcel Griaule, Mercier a fait du bon progrès à clarifier la
situation ethnique de la région. En conséquence, vers la fin de la période coloniale, le nom « Somba » a été retenu pour les gens qui parlent le ditammari, notamment les Bètammaribè, les Bètiabè et les
Bèsorubè Mercier 1954a : 13, 1968 : 9–10. Aujourd’hui, cet usage plus restreint de « Somba » est souvent remplacé par « Bètammaribè », un terme ambiguë qui désigne à la fois les peuples qui parlent le
ditammari au sens large y compris les Bètiabè et les Bèsorubè mais aussi dans un sens plus restreint, en excluant les Bètiabè et les Bèsorubè.
En conséquence de cette ethnicisation coloniale, l’ensemble des différents clans hétérogènes près de la frontière avec le Togo, autrefois défiant toute classification se trouvait maintenant unifié.
L’anthropologue suisse Hugo Huber 1973 : 377, 1980 : 50 a reconnu correctement que leur origine était soit autochtone soit de provenance des voisins. Mercier 1968 : 101, par contre, l’a considéré
l’exemple le plus marqué de l’hétérogénéité générale de l’Atacora voir aussi Kaucley 2016. Les administrateurs coloniaux ont d’abord identifié cet ensemble comme « Niendé » Roure 1937 ; Salaün
1947. Ce nom d’ethnie était certainement problématique puisque les gens auxquels il était appliqué n’avaient pas de nom pour eux-mêmes et n’avaient pas non plus de frontières clairement marquées à
cause de leur situation socioculturelle tellement complexe Mercier 1954a : 14, 1968 : 7, 10–11 ; voir aussi Goody 1956. Le facteur qui rendait possible l’assemblage de telles communautés était leur langue
qu’Emmanuel Sambiéni 1999 : 36 qualifie de « ciment » d’unité. Mercier 1949 fut le premier à utiliser le nom « Niendé » spécifiquement pour leur langue.
Bien que Mercier 1954a : 14 suggère que le nom « Niendé » a été attribué peut-être par leurs voisins,
14
il est également possible qu’il s’agisse d’une invention coloniale. « Niendé » signifie « j’ai dit… » Cornevin 1981 : 36 ; Koussey 1977 : 47 n.68 ; Mercier 1968 : 39 n.60. L’histoire veut que les
gens utilisent cette phrase souvent suivie de ce qu’ils venaient de dire quand ils parlaient aux Français qui ne les comprenaient pas Rietkerk 2000 : 141. Ces jours, à cause de l’image de sous-développement,
le mot « Niendé » est devenu assez péjoratif cf. Koussey 1977 : 47.
Aujourd’hui, les gens préfèrent s’appeler « Bèbèlibè » sing. Oubièlo, et leur langue mbèlimè, « la manière oubièlo » Rietkerk 2000 : 141, ma traduction. Il est intéressant de noter que Mercier 1968 :
19 a déjà mentionné ce nom dans une variante phonologique « Bèbèribè » comme le nom donné par les « Somba » aux Berba.
15
« Mbèlimè », en tant que nom pour la langue, figure premièrement en rapport avec la Sous-commission de Linguistique Mbèlimè qui a commencé son travail en 1975 pour devenir
12
Le nom musulman de « Kafiri » pour les populations de l’Atacora est documenté par Desanti 1945 : 54, Fossagrives 1900 : 294, Mercier 1968 : 8, N’Tia 1993 : 107, Person 1982 : 110 et Tidjani 1951 : 40.
13
Selon un document de 1923 contenant des renseignements ethnologiques Archives Nationales du Bénin, Porto- Novo, 1E4 2–7.
14
Maurice 1986 : 224 a proposé que les Bètiabè appelaient les Niendé « Bakwatuba ». Pourtant, ce nom me semble être une version de B
ɛkɔtuubɛ, le nom de la communauté principale d’Oukotouhoun.
15
Plus récemment, cette appellation a parfois mené à une confusion entre les Berba et les Bèbèlibè d’aujourd’hui cf. Koussey 1977 : 47.
officielle en 1981. La Sous-commission a lancé la première campagne d’alphabétisation en 1978 et a continué de développer le mbèlimè comme langue écrite de façon sporadique, par exemple en révisant
l’orthographe.
16
Il semble que les nouveaux noms de mbèlimè pour la langue et Bèbèlibè pour le peuple étaient un succès plus ou moins immédiat, puisque Koussey 1977 les a utilisés par écrit pour la première fois. Les
nouveaux noms ont vite commencé à remplacer le terme péjoratif « Niendé ». Ce développement a été possible grâce aux réformes de grande portée du régime marxiste-léniniste de Mathieu Kérékou Allen
1989 ; Hounkpatin 1987, qui mettaient aussi en avant la réhabilitation et la reconnaissance des cultures et langues locales. En conséquence, le gouvernement a instauré la Commission Nationale de Linguistique
et la Direction de l’Alphabétisation et de la Presse Rurale dans le but de rechercher la situation linguistique de la nation, d’établir un atlas sociolinguistique et de décrire les langues dans le but d’établir
des orthographes et de commencer des campagnes d’alphabétisation pour les adultes.
17
Selon une étude sociolinguistique de 1998, le mbèlimè n’est pas une langue uniforme. En particulier dans les zones où le mbèlimè se frotte avec d’autres langues, les gens sont multilingues et on trouve une
influence interlinguistique jusqu’au degré où les communautés mbèlimèphones de Korontière dans la Commune de Boukoumbé ne sont pas toujours acceptées comme des vrais Bèbèlibè. En général,
cependant, l’intercompréhension entre les différentes communautés mbèlimèphones est raisonnable Hatfield et McHenry 2011 ; Neukom 2004 : 1–2. Bien qu’en 2017 il y ait seulement environ 72,000
gens qui ont le mbèlimè comme première langue dans le Département de l’Atacora et au Togo avoisinant,
18
elle est la langue la plus importante à Cobly et dans les alentours. La majorité des Kuntemba et quelques Bètammaribè et Gangam la parle comme deuxième langue. Pourtant, hors de cette
zone, notamment dans les Communes de Tanguiéta, de Matéri et de Boukoumbé, le mbèlimè perd son importance et est souvent stigmatisé.
Dans le Bénin d’aujourd’hui, l’ethnicisation sur la base des langues continue à être propagée Grätz 2006 : 201 ; cf. Ranger 1993 : 74. Toutes les langues principales du Département de l’Atacora ont des
programmes d’alphabétisation qui sont coordonnés par le gouvernement et appuyé par diverses ONG. Des stations de radio locale offrent des émissions dans ces langues et des projets de traduction de la Bible
sont en progrès. Le mbèlimè était la dernière langue à commencer la traduction biblique en 2012, encadré par l’Association pour la Bible en Mbèlimè. Plus généralement, les gens commencent à
s’intéresser plus à leurs langues et cultures et des chercheurs locaux ont commencé à écrire sur leurs propres ethnies.
19
4.2 Des communautés et une perspective d’appartenance relationnelle