L art du compromis. La Cour opte pour un

L’art du compromis: La Cour de justice opte pour une résistance modérée à l’arrêt A et B c/ Norvège

Araceli Turmo, Maître de conférences en Droit public, Université de Nantes, membre de DCS UMR

Commentaire croisé des arrêts CJUE 20 mars 2018, Menci, C-524/15, ECLI:EU:C:2018:197; CJUE

20 mars 2018, Garlsson Real Estate e.a., C-537/16, ECLI:EU:C:2018:193; CJUE 20 mars 2018, Di Puma et Zecca, aff. jointes C ‑596 et C‑597/16, ECLI:EU:C:2018:192

Le feuilleton du dialogue entre juridictions européennes autour du principe ne bis in idem a connu un nouveau rebondissement le 20 mars dernier. La Cour de justice donne, dans trois arrêts rendus le

même jour 1 , sa réponse à l’arrêt A et B c/ Norvège de la Cour européenne des droits de l’Homme du

15 novembre 2016 2 , qui entraîne une modification importante du standard conventionnel concernant la compatibilité du principe avec les cumuls de procédures pénales et administratives. Ces trois arrêts

s’ajoutent à un autre arrêt récent, dans les affaires Orsi et Baldetti 3 , l’ensemble témoignant de la nécessité d’une clarification de la jurisprudence de la Cour de justice. Le juge Pinto de Albuquerque,

dans son opinion dissidente à l’arrêt A et B 4 , ainsi que l’avocat général Campos Sánchez-Bordona, dans ses conclusions dans l’affaire Menci 5 , ont tous deux signalé les problèmes posés par l’arrêt A et

B pour la convergence des standards de protection entre les deux systèmes européens. L’avocat général entame d’ailleurs ses conclusions en rappelant qu’il s’agit pour la Cour de justice de prendre

position sur la modification « considérable » de la jurisprudence de la Cour EDH 6 sur l’une des normes situées au cœur des débats concernant la légitimité du développement du droit administratif

répressif. Plusieurs États membres avaient milité devant les deux juridictions pour un assouplissement de ne bis in idem permettant les procédures mixtes ou parallèles, en particulier en matière fiscale. La Cour

de justice avait affirmé que le cumul de deux procédures de nature pénale 7 était contraire à ce droit

1 CJUE 20 mars 2018, Menci, C-524/15, ECLI:EU:C:2018:197; CJUE 20 mars 2018, Garlsson Real Estate e.a., C-537/16, ECLI:EU:C:2018:193; CJUE 20 mars 2018, Di Puma et Zecca, aff. jointes C ‑596 et C‑597/16,

ECLI:EU:C:2018:192. 2 Cour EDH 15 novembre 2016, A et B c/ Norvège, req. n° 24130/11 et 29758/11. La règle posée dans cet arrêt

a été confirmée et mise en œuvre dans l’arrêt Cour EDH 18 mai 2017, Jóhannesson e.a. c/ Islande, req. n o 22007/11. Dans cette affaire concernant une déclaration fiscale inexacte, la Cour constate une violation de ne bis in idem en s’appuyant sur l’absence de lien matériel et temporel suffisant, du fait que, en particulier, les deux procédures n’ont été conduites en parallèle que pendant une durée limitée et qu’elles ont fait l’objet d’enquêtes indépendantes. L’affaire illustre la fragilité de la jurisprudence A et B, comme le signalent N.

G UILLAND , « Cumul de sanctions en matière de fraude fiscale et principe non bis in idem : première condamnation par la CEDH et appréciation du lien temporel et matériel entre les procédures après l’arrêt A et B c/ Norvège », RDF 2017, n° 30-35, Procédures fiscales n° 417; et L. C OUTRON / F. L ECOMTE , « Le principe ne bis in idem dans la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne : de la diversité dans l’unité? », RDP 2018, n° 1, pp. 5-18, p. 16.

3 CJUE 5 avril 2017, Orsi et Baldetti, aff. jointes C-217et 350/15, ECLI:EU:C:2017:264. 4 Pts 67 et 80 de l’Opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque dans l’affaire A et B, précitée. 5 Pts 60-61 des Conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona présentées le 12 septembre 2017,

dans l’affaire Menci, précitée, ECLI:EU:C:2017:667. 6 Pts 2-3 des Conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans l’affaire Menci, précitées.

7 Au sens des critères Engel (Cour EDH 8 juin 1976, Engel e.a. c/ Pays-Bas, req. n° 5100/71), repris par la Cour de justice dans l’arrêt Bonda (CJUE 5 juin 2012, Bonda, C-489/10, ECLI:EU:C:2012:319).

fondamental dans son arrêt Åkerberg Fransson 8 , s’alignant ainsi sur la position majoritaire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme 9 . Elle n’avait toutefois pas pris position

concernant la compatibilité des règles en cause avec le principe. La confirmation d’une tolérance de la Cour européenne au cumul, lorsque les procédures présentent un « lien matériel et temporel suffisamment étroit », demandait une nouvelle prise de position de la part de la Cour de justice. La Cour EDH nie en effet, dans l’arrêt A et B, l’existence de deux procédures distinctes lorsqu’un tel lien est établi entre deux procédures complémentaires. Le principe ne bis in idem ne trouverait donc pas

à s’appliquer dans de telles situations. Face à ce qu’il identifiait à raison comme un revirement 10 , l’avocat général Campos Sánchez-Bordona indique que la la Cour de justice avait de trois options:

affirmer la spécificité d’une protection plus forte de ce droit dans l’Union ou opérer elle-même un revirement, soit en s’alignant sur la position de la Cour européenne, soit en développant sa propre

conception de l’applicabilité du principe aux procédures mixtes 11 . La Cour de justice semble avoir retenu la troisième option dans trois arrêts concernant le cumul de procédures pénales et

administratives en Italie.

L’affaire Menci est, des quatre, la plus proche de celle qui avait donné lieu à l’arrêt Åkerberg Fransson. Le litige en cause au principal est une procédure pénale engagée contre M. Menci pour défaut de paiement de la TVA. Cette procédure a été ouverte après la clôture définitive d’une première procédure, qui a donné lieu à une décision administrative définitive imposant à M. Menci le paiement

de la somme due ainsi qu’une sanction représentant 30% de sa dette fiscale. L’affaire Garlsson Real Estate e.a. porte sur une manipulation de marché. L’un des requérants au principal conteste une sanction administrative pécuniaire dont il est solidairement responsable, alors qu’il a également fait l’objet, au pénal, d’une condamnation définitive à une peine d’emprisonnement. Dans les troisième et quatrième affaires jointes, MM. Di Puma et Zecca contestaient quant à eux des sanctions administratives pécuniaires infligées pour des opérations d’initiés suite à un jugement devenu définitif qui a prononcé leur relaxe dans le cadre de poursuites pénales engagées pour les mêmes faits. Ces renvois préjudiciels interrogeaient tous en substance la Cour de justice sur la possibilité de cumuler poursuites et sanctions administratives et pénales pour de mêmes faits, et sur la modalités suivant lesquelles un tel cumul serait possible, au regard du principe ne bis in idem. Dans l’affaire Garlsson, la Corte suprema di cassazione interrogeait également la Cour sur l’effet direct de ce principe. Cette

question ne posait guère de difficultés au regard de la jurisprudence antérieure de la Cour de justice 12 .

Tous les litiges au principal entraient dans le champ d’application du droit de l’Union européenne, ce qui entraîne selon l’article 51§1 de la Charte tel qu’interprété par la Cour de justice l’applicabilité de

la Charte des droits fondamentaux 13 . Tous ces litiges présentent toutefois aussi la particularité d’une marge de manoeuvre importante laissée aux États membres et d’une diversité des solutions nationales

concernant le caractère alternatif ou cumulatif de procédures administratives et pénales. La Cour de justice constate dans l’ensemble des affaires qui lui sont soumises que la sanction administrative mise

8 CJUE 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C-617/10, EU:C:2013:105. 9 La jurisprudence de la Cour EDH comprend en effet des variations importantes sur ce sujet avant l’arrêt A et

B, en particulier une opposition entre la position favorable au cumul qui semble résulter de la jurisprudence concernant les infractions au code de la route et une position défavorable en matière fiscale. Sur ce point, cf. infra, p. XXXX.

10 Compte tenu de l’importance de la modification de la position jurisprudentielle concernant le cumul de procédures et sanctions en matière fiscale, il ne saurait selon nous s’agir d’une simple « précision » ni même

d’un « infléchissement » comme l’affirmait L. M ILANO , Note sur CEDH, gr. ch., 15 nov. 2016, n os 24130/11, 29758/11, A et B c/ Norvège, JCP G 2016, n° 48, note n° 1290.

11 Pt 61 des Conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans l’affaire Menci, précitées. 12 Pts 64-67 de l’arrêt Garlsson Real Estate e.a., précité. 13 Cf. notamment CJUE 26 février 2013, Åkerberg Fransson, pts 21-22.

en œuvre est de nature pénale au sens des critères Engel 14 et que les deux procédures visent les mêmes faits matériels (idem factum), critère qui résulte également d’une jurisprudence constante en droit de

l’Union européenne 15 . Les interrogations se concentrent donc sur l’existence du « bis », compte tenu

de la jurisprudence A et B: y avait-il en l’espèce deux procédures et sanctions de nature pénale conduisant à un cumul contraire à ne bis in idem tel qu’il est garanti à l’article 50 de la Charte?

La Cour de justice adopte dans les trois arrêts une position nuancée à l’égard de la nouvelle jurisprudence de la Cour EDH. Elle refuse de nier l’applicabilité du droit fondamental dans des situations telles que celles en cause et estime que le caractère pénal des deux procédures interdit en principe leur cumul, conformément à l’arrêt Åkerberg Fransson. La Cour accepte toutefois

contrairement à son avocat général 16 que de tels cumuls soient exceptionnellement justifiés, s’ils respectent les conditions énoncées à l’article 52§1 de la Charte. Il convient que la limitation ainsi

apportée au principe ne bis in idem soit prévue par la loi et respecte le contenu essentiel de ce droit, réponde à un objectif légitime et respecte le principe de proportionnalité.

Selon la Cour de justice ces conditions semblent remplies dans la première affaire, dans la mesure où les règles en cause visent à lutter contre les infractions en matière de TVA et qu’elles assurent notamment la limitation au strict nécessaire de la charge supplémentaire résultant du cumul de procédures et la sévérité de l’ensemble des sanctions. En revanche, la Cour retient la position contraire dans les deux autres arrêts. Dans l’affaire Garlsson Real Estate e.a., l’objectif de protection de l’intégrité des marchés financiers de l’Union ne suffit pas à justifier la poursuite d’une procédure de sanction administrative après une condamnation pénale. Les règles italiennes en cause ne paraissent pas garantir le respect de la proportionnalité dans les sanctions imposées. Dans les affaires Di Puma et Zecca, la Cour accepte que l’autorité de chose jugée s’oppose à la poursuite d’une procédure de sanction administrative suite à un jugement de relaxe définitif rendu suite à des poursuites pénales pour les mêmes faits. L’objectif de protection de l’intégrité des marchés financiers ne permet pas de justifier une remise en cause de l’autorité de chose jugée et une atteinte manifestement disproportionnée à ne bis in idem.

Le choix opéré par la Cour de justice dans ces décisions est très intéressant, non seulement pour l’évolution de ce droit fondamental en droit de l’Union européenne mais aussi, et surtout, dans la perspective de la convergence des standards de protection des droits au niveau européen. D’une part, la Cour de justice accepte la solution retenue par la Cour EDH dans l’arrêt A et B en admettant sous certaines conditions le cumul de procédures et sanctions. D’autre part, elle rejette la ratio decidendi retenue par la Cour de Strasbourg, selon laquelle aucune atteinte au principe n’existerait dans de telles

situations. Elle retient au contraire une approche qui lui est familière 17 , fondée sur le contrôle de

14 Cour EDH 8 juin 1976, précité. 15 Cf. notamment la jurisprudence concernant l’article 54 de la Convention d’application de l’accord de

Schengen, en particulier les arrêts Van Esbroeck (CJCE 9 mars 2006, C-436/04, ECLI:EU:C:2006:165) et Kraaijenbrink (CJCE 18 juillet 2007, C-367/05, ECLI:EU:C:2007:444), sur lesquels la Cour EDH s’est alignée dans son arrêt Zolotoukhine (Cour EDH 10 février 2009, Zolotoukhine c/ Russie, req. n° 14939/03). La jurisprudence de la Cour de justice concernant le droit de la concurrence ne retient toutefois pas la même appréciation de l’identité de l’idem. Sur ces questions, cf. les rappels de la jurisprudence dans les Conclusions

de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans l’affaire Menci, précitées, ainsi que P. J. W ATTEL , « Ne Bis in Idem and Tax Offences in EU Law and ECHR Law », in B. VAN B OCKEL (ed.), Ne Bis in Idem in EU Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, pp. 167-217, pp. 179-180.

16 Concernant les conclusions de l’avocat général et son opposition marquée à la nouvelle position de la Cour EDH, cf. notamment N. G UILLAND , « Cumul de sanctions de la fraude fiscale et principe non bis in idem :

l’avocat général de la CJUE ne s’incline pas devant la CEDH », RDF 2017, n° 42, actualité n° 559.

17 Pour des études générales du développement du contrôle de proportionnalité, notamment dans le cadre de l’article 52§1, voir : X. G ROUSSOT / G. T. P ETURSSON , « The EU Charter of Fundamental Rights Five Years

on: The Emergence of a New Constitutional Framework? », in S. DE V RIES / U. B ERNITZ / S. W EATHERILL on: The Emergence of a New Constitutional Framework? », in S. DE V RIES / U. B ERNITZ / S. W EATHERILL

la Charte dans une « autonomie relative » 18 à l’égard de la jurisprudence de la Cour EDH.

Bien que la Cour exprime une certaine volonté de convergence avec la Cour EDH en acceptant d’établir une limitation similaire au droit fondamental en droit de l’Union (I), le choix d’une approche autonome lui permet d’établir un standard de protection qui paraît plus élevé (II).

I. La transposition de l’apport de l’arrêt A et B, manifestation du souci de convergence des standards

Les renvois préjudiciels opérés par les juridictions italiennes demandaient à la Cour de justice de prendre à nouveau position sur la compatibilité de procédures mixtes ou parallèles avec ne bis in idem et donc de se prononcer sur la transposition de la jurisprudence A et B en droit de l’Union européenne. La Cour cède aux arguments des États membres concernés et à un souci de convergence avec la Cour

EDH. Ces arrêts offrent certes une clarification longtemps attendue de l’arrêt Åkerberg Fransson 19 rendue indispensable suite au revirement opéré par la Cour EDH (A). En s’alignant en partie sur

l’arrêt A et B, ils constituent contrairement à ce que cherche à prétendre la Cour de justice un revirement introduisant une limite importante à ce droit fondamental (B).

A. La nécessaire clarification de la jurisprudence de la Cour de justice

L’arrêt Åkerberg Fransson avait donné une première indication concernant l’interdiction du cumul

de procédures et sanctions de nature pénale en droit de l’Union, mais n’avait pas pris position concernant la compatibilité des règles suédoises avec le droit fondamental. Le nombre de questions soulevées devant les juridictions italiennes par la jurisprudence de la Cour de justice concernant ne bis in idem témoignent du besoin de clarification. Ce besoin s’est fait d’autant plus pressant suite à l’arrêt A et B qui paraissait créer un nouveau cas d’incompatibilité entre les jurisprudences des deux Cours européennes.

(ed.), The EU Charter of Fundamental Rights as a Binding Instrument: Five Years Old and Growing, Oxford, Hart, 2015, pp. 135–154; J. K OKOTT / C. S OBOTTA , « The Evolution of the Principle of Proportionality in EU Law—Towards an Anticipative Understanding? », in S. V OGENAUER / S. W EATHERILL (ed.), General Principles of Law: European and Comparative Perspectives, Oxford, Hart, 2017, pp. 167–178; M. B EIJER , « Procedural Fundamental Rights Review by the Court of Justice of the European Union », in J. G ERARDS (ed.), Procedural Review in European Fundamental Rights Cases, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, pp. 177-208.

18 ROUSSOT X. G / A. E RICSSON , « Ne Bis in Idem in the EU and ECHR Legal Orders. A Matter of Uniform Interpretation? », in B. van B OCKEL (ed.), op. cit., pp. 53-102, p. 86.

19 Cet arrêt a fait l’objet d’interprétations contradictoires, non seulement devant les juridictions italiennes comme le relève l’avocat général Campos Sánchez-Bordona (conclusions dans l’affaire Menci, précitées, pt

97) mais aussi dans la doctrine. Cf., à titre d’exemple, des interprétations différentes, voire opposées, par F. S e UDRE (Droit international et européen des doits de l’Homme (13 éd.), Paris, PUF, 2016, p. 688), B. VAN

B OCKEL / P. J. W ATTEL (« New Wine into Old Wineskins: The Scope of the Charter of Fundamental Rights of the EU after Åkerberg Fransson », E.L. Rev. 2013, vol. 38, n° 6, pp. 866-883, pp. 870-872), L. C OUTRON / ECOMTE F. L , op. cit., p. 16.

Dans l’arrêt Åkerberg Fransson, en dépit de la déférence affichée à l’égard de la juridiction suédoise, la Cour avait clairement pris position dans le sens de l’incompatibilité d’un cumul de procédures de nature pénale avec ne bis in idem tel que garanti à l’article 50 de la Charte. Elle affirme en effet dans cet arrêt que le cumul de sanctions fiscales et pénales en cas de non-respect d’obligations déclaratives à la TVA est compatible avec le droit de l’Union sauf lorsque la sanction fiscale « revêt un caractère

20 pénal » 21 , au sens des critères Engel repris dans l’arrêt Bonda de la Cour de justice . La Cour de justice ne prenait pas position sur le caractère pénal de la sanction fiscale en cause en droit suédois,

mais un tel constat semblait inévitable 22 . Rien à la lecture de l’arrêt n’indique donc que l’effectivité du droit de l’Union puisse justifier une violation du principe ne bis in idem 23 ou une remise en cause

du caractère pénal de procédures et sanctions administratives remplissant les critères Engel. Cette solution correspondait au contrôle strict des cumuls en matière fiscale par la Cour EDH 24 .

Il est vrai que la Cour de justice rappelle par ailleurs que la juridiction de renvoi demeure libre d’apprécier « s’il y a lieu de procéder à un examen du cumul de sanctions fiscales et pénales prévu par la législation nationale par rapport aux standards nationaux au sens du point 29 […], ce qui pourrait l’amener, le cas échéant, à considérer ce cumul comme contraire auxdits standards, à

condition que les sanctions restantes soient effectives, proportionnées et dissuasives » 25 . Toutefois, il convient de noter que les standards visés au point 29 sont bien les standards nationaux, car en

application de la jurisprudence Melloni, « lorsqu’un acte du droit de l’Union appelle des mesures nationales de mise en œuvre […] il reste loisible aux autorités et aux juridictions nationales d’appliquer des standards nationaux de protection des droits fondamentaux, pourvu que cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte, telle qu’interprétée par

la Cour, ni la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union » 26 . En dépit d’une construction manquant sans doute de clarté, ces principes interviennent donc non comme des limites à l’effectivité

du droit fondamental dans l’ordre juridique de l’Union mais, conformément à une jurisprudence désormais bien établie, à la liberté des autorités nationales d’appliquer des standards nationaux plus élevés. C’est donc avec raison que l’avocat général Campos Sánchez-Bordona et le juge Pinto de Albuquerque signalaient l’incompatibilité entre cet arrêt et la nouvelle position de la Cour EDH.

La jurisprudence antérieure de la Cour EDH manquait elle aussi de clarté en ce qui concerne le problème spécifique du cumul de procédures et sanctions de nature pénale. Les arrêts en matière d’infractions routières et ceux qui portaient sur des procédures fiscales pouvaient difficilement être

lus comme l’expression d’un ensemble de critères communs 27 . Nul ne doutait du besoin de clarification 28 , cependant la jurisprudence antérieure semblait clairement considérer des procédures administratives en matière fiscale qui remplissent les critères Engel comme étant de nature pénale 29 .

La condition fondée sur le « lien matériel et temporel suffisamment étroit » paraît émaner de la

20 Pt 34 de l’arrêt CJUE Åkerberg Fransson, précité. 21 CJUE 5 juin 2012, précité.

22 B. VAN B OCKEL / P. J. W ATTEL , op. cit., 872. 23 Cf., contra, C. G AUTHIER / S. P LATON / D. S ZYMCZAK , Droits européens des droits de l’homme, Paris,

Sirey, 2016, p. 328.

24 Cf. notamment Cour EDH 27 novembre 2014, Lucky Dev c/ Suède, Req. n° 7356/10 ; Cour EDH 20 mai 2014, Nykanen c/ Finlande, Req. n° 11828/11.

25 Pt 36 de l’arrêt Åkerberg Fransson, précité. 26 CJUE 26 février 2013, Melloni, C ‑399/11, ECLI:EU:C:2013:107, pt 60. 27 Cf., sur ce point, l’analyse de la jurisprudence antérieure par le juge Pinto de Albuquerque dans son Opinion

dissidente précitée, spéc. pts 33-47.

28 L. M ILANO , Note sur l’arrêt A et B c/ Norvège, n° 24130/11, 15 novembre 2016, in F. S UDRE (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme (8 e éd.), Paris, PUF, 2017, pp. 297-309, p. 299. 29 P. J. W ATTEL , op. cit., p. 186.

jurisprudence relative au cumul de sanctions administratives telles que le retrait de permis avec des sanctions pénales en cas d’infractions au code de la route 30 .

Soucieuse de saisir une opportunité de clarifier sa jurisprudence concernant ce droit fondamental, la Cour de justice avait d’abord joint l’affaire Menci aux affaires Orsi et Baldetti 31 , dans lesquelles les

questions portaient sur l’application du critère de l’identité de la personne poursuivie ou sanctionnée dans les cas où la sanction fiscale a été imposée à une personne morale, tandis que les poursuites pénales visent son représentant légal, personne physique. Dans ces affaires, la Cour ne s’est pas attardée sur la question de la nature pénale des sanctions fiscales et a estimé que le critère d’identité

n’était pas rempli en l’espèce 32 . Elle s’est par ailleurs attachée à affirmer la conformité de son arrêt à la jurisprudence de la Cour EDH en citant l’arrêt Pirttimäki c/ Finlande 33 sur lequel s’appuyait également l’avocat général Campos Sánchez-Bordona 34 . Comme l’indique ce dernier, ces deux

renvois présentaient également le problème des procédures mixtes mais la réponse y dépendait non du problème du « bis » mais d’un aspect bien plus simple de ne bis in idem, l’identité des personnes

poursuivies et sanctionnées 35 . L’affaire Menci offrait une meilleure opportunité de prendre position sur les procédures mixtes et de clarifier l’arrêt Fransson. L’importance d’un arrêt établissant

clairement les conditions de compatibilité de ne bis in idem avec le cumul de procédures administratives et pénales s’est sensiblement accrue avec l’arrêt A et B c/ Norvège, suite auquel la Cour de justice a donc décidé de disjoindre l’affaire Menci des deux autres.

Cet arrêt semble étendre la tolérance à l’égard des doubles voies à la matière fiscale et à l’ensemble des procédures administratives, ce qui créait un conflit évident avec le droit de l’Union européenne tel qu’il résultait de la jurisprudence de la Cour de justice. Le juge Pinto de Albuquerque insiste dans son opinion dissidente sur l’atteinte ainsi portée à la convergence entre les deux systèmes européens

et au dialogue avec les juges de l’Union. Après l’arrêt Zolotoukhine 36 par lequel la Cour EDH s’alignait sur la jurisprudence de la Cour de justice concernant l’identité matérielle des faits, puis

l’arrêt Åkerberg Fransson dans lequel la Cour de justice reprenait à son tour la jurisprudence majoritaire de la Cour EDH concernant le cumul de procédures de nature pénale, voici un arrêt qui crée une nouvelle divergence entre les deux systèmes européens de protection des droits

fondamentaux. Le juge critique ainsi avec raison 38 le choix surprenant de la Cour EDH de se référer aux conclusions de l’avocat général Cruz Villalón 39 , que la Cour de justice n’avait pas suivi dans

l’affaire Åkerberg Fransson, plutôt qu’à l’arrêt. Si l’on peut comprendre l’arrêt A et B comme l’expression d’un compromis à l’égard des nombreux États membres ayant manifesté des réticences à l’égard de la protection accrue de ne bis in idem dans la jurisprudence récente, il marque un coup d’arrêt dans la convergence des standards de protection en Europe.

Une clarification de la jurisprudence de la Cour de justice était nécessaire. En choisissant de s’adapter partiellement à la nouvelle position de la Cour EDH, la Cour de justice opère à son tour un revirement. Ainsi, la jurisprudence antérieure des deux juridictions européennes est trouve remise en question par la décision de la Cour EDH à laquelle la Cour de justice s’est trouvée contrainte de répondre.

30 Cf. notamment l’arrêt Cour EDH, 13 déc. 2005, Nilsson c/ Suède, Req. n° 73661/01. 31 CJUE 5 avril 2017, précité. 32 Pts 22-23 de l’arrêt. 33 Cour EDH, 20 mai 2014, Pirttimäki c/ Finlande, Req. n° 35232/11, pt 51, cité pt 25 de l’arrêt Orsi et Baldetti. 34 Conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona présentées le 12 janvier 2017, dans les affaires

jointes Orsi et Baldetti, précitées, ECLI:EU:C:2017:14, pts 34-35. 35 Pt 3 des Conclusions précitées.

36 Cour EDH 10 février 2009, précité. 37 Pt 67 de l’Opinion dissidente précitée. 38 Pt 118 de l’arrêt A et B, précité. 39 Conclusions de l’avocat général Cruz Villalón présentées le 12 juin 2012, dans l’affaire Åkerberg Fransson,

précitée, ECLI:EU:C:2012:340.

B. L’acceptation d’une nouvelle limitation de ne bis in idem

Dans les arrêts Menci, Garlsson Real Estate et Di Puma et Zecca, la Cour de justice se trouvait comme l’indique l’avocat général face à un dilemme auquel elle a choisi de répondre par un compromis. En retenant l’alignement partiel sur la Cour EDH, la Cour de justice introduit en droit de l’Union européenne une nouvelle limite aux garanties qui résultent de ne bis in idem. En dépit de la présentation choisie par les deux Cours européennes, il s’agit bien d’une restriction nouvelle à ce droit fondamental. Comme la Cour EDH, la Cour de justice tente toutefois de s’appuyer sur sa jurisprudence antérieure pour éviter l’apparence d’un revirement.

La Cour fonde la possibilité de limiter la portée de ne bis in idem en vertu de l’article 52§1 de la Charte sur l’arrêt Spasic 40 . Le renvoi à cet arrêt ne suffit cependant pas à convaincre de l’absence de

revirement tant la pertinence de ce précédent en l’espèce semble contestable. Dans cette affaire, la Cour devait répondre à une question concernant la compatibilité avec ce principe de la condition d’exécution prévue à l’article 54 de la Convention d’application de l’accord de Schengen. Elle

s’appuie notamment sur les Explications relatives à la Charte 41 pour juger que la limitation résultant

de cette condition supplémentaire est compatible avec l’article 50. Elle estime en outre que cette limitation est prévue par la loi, ne remet pas en cause l’essence du principe et est proportionnée à

l’objectif poursuivi 42 . Or, cet objectif est déterminant dans la motivation de l’arrêt. Comme l’indique la Cour, la condition d’exécution vise à éviter que des personnes définitivement condamnées dans un

État membre qui n’aurait pas fait exécuter la peine puissent échapper à toute sanction en circulant au sein de l’espace de liberté, sécurité et justice. Il s’agit de concilier protection des droits fondamentaux

et liberté de circulation dans l’espace Schengen 43 .

L’affaire Spasic présente des caractéristiques qui la distinguent fondamentalement des affaires tranchées le 20 mars 2018. Elle porte sur la mise en œuvre de ne bis in idem dans les situations transfrontalières et la prise en compte des difficultés d’exécution des peines qui peuvent être créées par l’exercice d’une liberté de circulation. Il s’agit d’assurer l’effectivité d’une peine effectivement prononcée tout en garantissant la libre circulation des personnes. Aucune de ces caractéristiques ne se retrouve dans les arrêts commentés ici. Les affaires en cause au principal concernaient toutes des cas où une première sanction avait été non seulement prononcée mais exécutée et qui ne présentaient aucun élément transfrontalier. Il est dès lors permis de douter que la ratio decidendi de l’arrêt Spasic soit transposable dans ces affaires. Seule la lecture très générale qu’en retient la Cour de justice peut être reprise mais l’appréciation des limitations envisagées dans ces trois arrêts ne pouvait qu’être très différente de celle qui résultait de cet arrêt.

Cette lecture est également celle qui ressort des Conclusions de l’avocat général Campos Sánchez- Bordona. Comme le juge Pinto de Albuquerque, il commence par rappeler le caractère censément

40 CJUE 27 mai 2014, Spasic, C-129/114 PPU, ECLI:EU:C:2014:586. L’arrêt est cité aux pts 40 de l’arrêt Menci, 42 de l’arrêt Garlsson Real Estate et 41 de l’arrêt Di Puma et Zecca.

41 Les Explications ne contiennent toutefois pas une mention expresse de l’article 54 de la Convention d’application parmi les dispositions visées par l’article 52§1 de la Charte, comme l’indique la Cour au pt 54

de l’arrêt Spasic, précité. 42 Pts 57-74 de l’arrêt Spasic, précité.

43 Avec la confiance mutuelle, cet objectif constitue l’un des principaux facteurs orientant la jurisprudence de la Cour de justice dans ce domaine. Sur ce point, cf. D. F LORE , « Le principe ne bis in idem en droit pénal

européen », in D. B RACH -T IEL (ss dir.), Existe-t-il encore un seul non bis in idem aujourd’hui?, Paris, L’Harmattan, 2017, pp. 11-27, p. 19; P. J. W ATTEL , op. cit., p. 180.

absolu du droit fondamental en cause tant en droit de l’Union européenne que dans le Protocole n°

7 44 et l’impossibilité de justifier des limitations par des considérations d’ordre économique. Il s’interroge ensuite sur la possibilité d’établir une analogie entre l’affaire Spasic et l’affaire Menci. Il

estime qu’en l’espèce le contenu essentiel du droit n’est pas respecté puisque l’on a bien une double réponse répressive pour un même fait. La Cour de justice élude comme à son habitude la justification

du choix de précédent invoqué 45 et en retient la lecture la plus générale possible sans s’expliquer. L’alignement, même partiel, sur la position de la Cour EDH apparaît pourtant bien comme une remise

en cause de l’un des fondements de ne bis in idem tel qu’il résulte des jurisprudences européennes des quinze dernières années.

Or, la différence dans l’appréciation de la pertinence du renvoi à l’arrêt Spasic fonde des approches différentes de la compatibilité de la limitation avec l’article 52§1 de la Charte. Selon l’avocat général, la condition de nécessité dans le cadre du contrôle de proportionnalité n’est pas remplie. A cet égard, le simple fait que certains États membres aient choisi de ne pas cumuler deux procédures de nature pénale démontre que les systèmes tels que le doppio binario italien se sont pas indispensables et l’avocat général rappelle que les États membres peuvent toujours, s’ils le souhaitent, prévoit un cumul

entre une procédure pénale et une procédure administrative dépourvue de caractère pénal 46 . L’avocat général rejette ainsi en bloc la compatibilité cumuls de procédures et sanctions de nature pénale avec

ne bis in idem en tant qu’elles constituent des atteintes excessives au droit fondamental en cause.

L’arrêt Menci ne s’intéresse pas à ces questions et évacue en un paragraphe la question de l’éventuelle atteinte au contenu essentiel de l’article 50 de la Charte 47 . La Cour de justice estime que le respect de

ce contenu essentiel résulte du simple fait que le cumul n’est permis « qu’à des conditions limitativement fixées », sans chercher à aucun moment à démontrer la compatibilité d’un système prévoyant une double réaction répressive pour un même fait avec l’essence de ne bis in idem. Ces points sont reproduits à l’identique dans l’arrêt Garlsson Real Estate, dans lequel la Cour de justice se dispense également de la précaution, prise dans l’arrêt Menci, consistant à préciser que l’appréciation de ces conditions se fonde sur les indications figurant dans le dossier dont elle

dispose 48 . La seule discussion concernant l’essence des principes en cause intervient dans l’arrêt Di Puma et Zecca. Elle ne porte pas sur ne bis in idem mais sur l’autorité de chose jugée. Dans cet arrêt,

la Cour de justice adopte une motivation différente de celles des deux autres arrêts du même jour en mettant immédiatement en avant l’importance de l’autorité de chose jugée 49 . Elle passe encore plus

rapidement ici sur la question de la possibilité d’une limitation justifiée sur le fondement de l’article 52§1, renvoyant à la motivation des deux autres arrêts 50 .

Le refus de la Cour de justice de s’engager dans une discussion approfondie de la possibilité d’appliquer Spasic par analogie et la légitimité d’une telle limitation à ce droit fondamental sont aisément compréhensibles à la lecture des critiques formulées par son avocat général ainsi que par le juge dissident de la Cour EDH. Il s’agit bien d’un revirement dans l’interprétation de l’article 4 du Protocole n° 7, qui établit une nouvelle limitation au droit ne bis in idem. Il n’est pas possible de s’appuyer sur la jurisprudence antérieure de la Cour de justice pour la justifier et la possibilité de

44 Pt 78 des Conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona présentées dans l’affaire Menci, précitées, et pts 22, 49 de l’Opinion dissidente, précitée.

Cf. notamment A. A nd RNULL , The European Union and its Court of Justice (2 ed.), Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 631.

46 Pts 83 et 89 des Conclusions. 47 Pt 43 de l’arrêt Menci, précité. 48 Pts 42-45 de l’arrêt Garlsson Real Estate e.a., précité. 49 Pt 31 de l’arrêt Di Puma et Zecca, précité. Concernant l’appréhension du lien entre ne bis in idem et autorité

de chose jugée par les deux Cours européennes, cf. infra, p. xxxxxx. 50 Pts 40-41 de l’arrêt Di Puma et Zecca.

mener deux procédures de nature pénale contre une même personne pour les mêmes faits paraît opposée à la conception de ce droit fondamentale développée par les deux juridictions européennes dans leur jurisprudence récente. La Cour de justice pouvait difficilement fonder la position qu'elle adopte dans ces arrêts sans éluder le problème pourtant central de la légitimité d’une telle limitation.

Comme le rappelait bien le juge Pinto de Albuquerque, le recours de plusieurs États membres à ce type de double voie est lié à un processus plus général de dépénalisation d’infractions au profit du développement du droit administratif répressif. Or, loin de garantir les droits des justiciables et dans la mesure où il aboutit à créer des procédures et sanctions administratives d’une sévérité équivalente à celle du droit pénal, ce processus est la manifestation d’une évolution de la politique répressive vers

un souci de fermeté et d’efficacité - voire de punition plus « expéditive » 51 . Le passage d’une procédure pénale à une procédure administrative peut en lui-même être problématique, mais dès lors

que la procédure administrative prend un aspect quasi-pénal son cumul avec les poursuites pénales paraît particulièrement difficile à défendre du point de vue des droits fondamentaux. La Cour EDH se fonde sur la prise en considération du souci d’efficacité exprimé par les États mais aussi sur l’idée,

issue notamment de l’arrêt Jussila 52 , selon laquelle il existerait un « noyau dur » du droit pénal hors duquel les garanties n’auraient pas à être aussi fortes 53 .

Ainsi, dans le développement d’une politique répressive en droit administratif dans des domaines tels que la fiscalité, les États pourraient s’affranchir du plein respect des droits fondamentaux associés au droit pénal. La notion de « noyau dur » n’a pas réellement été élaborée et peut être considérée comme

un obiter dictum dans l’arrêt Jussila 54 . Elle joue toutefois un rôle évident dans l’argumentation de la Cour EDH dans l’arrêt A et B puisqu’il s’agit bien de transposer à l’article 4 du Protocole n° 7 l’idée

selon laquelle le type d’affaire en cause ne concerne pas le cœur du droit pénal et ne justifie pas la mise en œuvre du degré de protection le plus élevé. Or, on pourrait au contraire considérer que si un État juge nécessaire de prévoir à la fois une sanction pénale et une sanction administrative sévère pour un même fait, celui-ci atteint nécessairement le degré de gravité permettant d’entrer dans le

« noyau dur » du droit pénal 55 .

La Cour de justice accepte à son tour, par ces trois arrêts du 20 mars 2018, l’objectif répressif poursuivi par le cumul de procédures administratives de nature pénales avec des procédures pénales. Elle intègre au droit de l’Union européenne le résultat auquel aboutit l’arrêt A et B, suivant lequel de tels cumuls sont admissibles sous certaines conditions. Il est toutefois aussi intéressant de noter que, si elle accepte ainsi une remise en question de sa propre jurisprudence, la Cour de justice refuse nettement la ratio decidendi de l’arrêt A et B et propose une motivation fondamentalement différente. Elle aboutit aussi à une certaine tolérance à l’égard des doubles voies instituées par les États membres mais s’appuie sur l’autonomie du droit de l’Union européenne pour fonder sa solution sur des bases différentes et sans doute plus stables.

II. Le refus de la ratio decidendi de l’arrêt A et B, condition du maintien d’un standard de protection plus élevé en droit de l’Union européenne

51 Pts 20-21 de l’Opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque. Cf. également O. D ÉCIMA , « Unum in idem : cumul des sanctions pénales et fiscales », Note sur l’arrêt A et B, JCP G 2017, n° 7-8, pp. 314-317, p. 316.

52 Cour EDH 23 novembre 2006, Jussila c/ Finlande, Req. n° 73053/01. Dans cet arrêt, la Cour EDH a affirmé que les exigences découlant du droit à un procès équitable devaient être modulées en fonction du caractère de

la procédure pénale en cause, considérant que ces garanties n’avaient pas à s’appliquer dans leur totalité à une accusation dépourvue de « caractère infamant ».

53 Pt 133 de l’arrêt A et B, précité. 54 Pts 29-30 de l’Opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque, précitée. 55 P. J. W ATTEL , op. cit., pp. 189-190.

Le choix de la « troisième voie » conduit la Cour de justice à rejeter les principaux aspects de la motivation de l’arrêt de la Cour EDH tout en en transposant l’apport en droit de l’Union européenne. Si le cumul de deux procédures de nature pénale est possible en droit de l’Union européenne, ce ne sera pas en application des critères ni du raisonnement présentés par la Cour de justice. A l’invitation

de son avocat général, la Cour de justice s’appuie sur l’autonomie de l’interprétation de l’article 50

de la Charte pour retenir une approche différente (A), notamment marquée par un contrôle de proportionnalité plus précis et exigeant que celui qui apparaît dans l’arrêt A et B c/ Norvège (B).

A. Une motivation distincte fondée sur l’autonomie de l’interprétation de l’article 50

Le constat du cumul de deux procédures de nature pénale conduit la Cour de justice à constater, dans les trois arrêts commentés, une limitation du droit fondamental garanti à l’article 50 de la Charte 56 .

Ce constat a une importance essentielle, bien qu’il soit suivi de développements envisageant la justification de telles atteintes. En effet, il affirme l’existence d’une différence fondamentale avec la position retenue par la Cour EDH dans l’arrêt A et B. La Cour de justice refuse de transposer en droit

de l’Union européenne la ratio decidendi retenue par la Cour EDH et développe sa propre approche

de la double voie et des conditions de sa compatibilité avec le droit fondamental en cause.

Dans l’arrêt A et B, la Cour EDH affirme qu’il n’y a aucune violation de ne bis in idem dans les affaires en cause parce qu’il n’existe pas de « bis ». Elle constate dans les deux cas, comme la Cour

suprême norvégienne, l’existence de deux procédures de nature pénale et d’un « idem factum » 57 et ne remet pas en question le caractère définitif de la première décision rendue 58 . En revanche, elle se

fonde sur la légitimité des motifs fondant le cumul institué en droit norvégien, son caractère prévisible et l’imbrication des deux procédures entraînant notamment la prise en compte des constats et de la sanction résultant de la première procédure dans la seconde, pour conclure à l’absence d’un préjudice disproportionné ou d’une « injustice » dans la mesure où il existe un lien matériel et temporel

suffisamment étroit entre les deux procédures pour les considérer comme un mécanisme intégré 59 . Dès lors qu’il y a un seul mécanisme intégré de réaction aux faits, il ne saurait y avoir répétition des

poursuites. Ainsi, selon la Cour EDH, le lien matériel et temporel entre les deux procédures permet d’éviter l’application de ne bis in idem puisqu’il convient de considérer qu’il n’y a qu’une seule réponse répressive.

C’est bien cette ratio decidendi de l’arrêt A et B c/ Norvège que la Cour de justice refuse de transposer en droit de l’Union européenne. Ce refus explique que la Cour commence par indiquer qu’elle n’est pas liée par la Convention dans son interprétation de la Charte du fait qu’elle n’est pas (encore) un

« instrument juridique formellement intégré à l’ordre juridique de l’Union » 60 selon la formule

consacrée depuis l’arrêt Åkerberg Fransson 62 . Tout en renvoyant notamment aux critères Bonda permettant de déterminer la nature pénale de poursuites et sanctions, qui constituent la reprise des

56 Pts 39 de l’arrêt Menci, 41 de l’arrêt Garlsson Real Estate e.a. et 40 de l’arrêt Di Puma et Zecca, précités. 57 Cour EDH 10 février 2009, précité. Cf. les pts 140-141 et 148 de l’arrêt A et B, précité. 58 Pts 140-143 et 148 de l’arrêt A et B, précité. 59 Pts 147 et 153 de l’arrêt. 60 Pt 22 de l’arrêt Menci et pt 24 de l’arrêt Garlsson Real Estate e.a., ce rappel disparaissant dans la motivation

de l’arrêt Di Puma et Zecca. 61 CJUE 26 février 2013, précité, pt 44.

62 CJUE 5 juin 2012, précité.

critères Engel, la Cour de justice insiste dans ces arrêts sur la légitimité d’une approche autonome des droits fondamentaux tels que ne bis in idem. Cette approche lui permet d’articuler sa motivation non pas autour de la question de la reprise de l’arrêt A et B en droit de l’Union, mais suivant la méthode indiquée à l’article 52§1 de la Charte, que l’avocat général Campos Sánchez-Bordona avait également privilégiée mais sans aboutir à la même solution. L’idée d’une autonomie du droit de l’Union dans la

détermination du contenu des droits fondamentaux et de ne bis in idem en particulier n’est pas neuve 63 mais elle peut sembler ici s’opposer au mouvement de convergence entre les deux juridictions

européennes. L’autonomie du droit de l’Union se justifie toutefois d’autant plus en l’espèce que la Cour EDH est elle-même à l’origine de la « perturbation » 64 dans la collaboration entre les deux Cours

et que l’atteinte portée au droit fondamental par l’arrêt de la Cour EDH paraît importante. En particulier, le critère lié au « lien matériel et temporel » entre les deux procédures paraît peu clair

dans la jurisprudence antérieure de la Cour EDH 65 et les précisions données dans l’arrêt A et B et dans

66 Jóhannesson e.a. c/ Islande 67 , ne sont pas entièrement satisfaisantes . L’avocat général rappelle par ailleurs le nombre d’États membres ayant refusé de signer ou ratifier le Protocole n° 7, ou ayant émis

des réserves 68 mais insiste surtout sur la difficulté qu’il y aurait à « renoncer au niveau de protection déjà atteint avec l’arrêt Åkerberg Fransson au seul motif que la Cour européenne des droits de

l'homme a changé de position » 69 .

En retenant l’existence d’une atteinte à ne bis in idem, la Cour de justice établit une différence significative entre sa position et celle de la Cour EDH. Elle rejette tant la notion de de « noyau dur » du droit pénal que celle, centrale à la motivation de l’arrêt A et B, d’imbrication des deux procédures fondée sur un critère tiré d’un lien matériel et temporel suffisamment étroit. La Cour de justice indique qu’elle prend en considération le fait que les deux procédures ont « des buts complémentaires ayant

pour objet, le cas échéant, des aspects différents du même comportement infractionnel concerné » 70 . Ce passage renvoyant au lien recherché par la Cour EDH intervient toutefois dans le cadre du contrôle

de légitimité de l’objectif poursuivi au sens du contrôle de proportionnalité exigé par l’article 52§1

de la Charte 71 . Du point de vue du droit de l’Union européenne, les deux procédures demeurent bien distinctes et déclenchent de ce fait l’application de ne bis in idem. La Cour de justice veille dans son

arrêt Menci à indiquer que le niveau de protection établi dans son arrêt ne méconnaît pas celui qui est garanti à l’article 4 du Protocole n° 7 en vertu de l’arrêt A et B 72 . Cette compatibilité ne vaut cependant

pas équivalence.

L’une des différences les plus visibles concerne l’importance que chacune des juridictions accorde à la relation entre ne bis in idem et autorité de chose jugée, aussi bien au niveau des rapports de principes qu’en ce qui concerne les modalités de mise en œuvre concrète du droit fondamental. La Cour EDH indique dans son arrêt A et B que ne bis in idem « vise principalement l’équité procédurale, qui est

63 Cf. notamment X. G ROUSSOT / A. E RICSSON , op. cit., spéc. pp. 76-87; D. S ARMIENTO , « Ne Bis in Idem in the Case Law of the European Court of Justice », in B. van B OCKEL (ed.), op. cit., pp. 103-130, pp. 129-130.

64 Suivant le terme employé par le juge Pinto de Albuquerque dans son Opinion dissidente, pt 80. 65 Cf. le pt 46 de l’Opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque. 66 Cour EDH 18 mai 2017, précité. 67 O. D ÉCIMA , op. cit., p. 317.

68 Pt 35 des Conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans l’affaire Menci, précitées. Concernant la nécessité de prendre en considération les divergences entre États membres concernant ne bis in

idem dans l’élaboration de standards européens convergents, cf. notamment P. J. W ATTEL , op. cit., pp. 176- 177.

69 Pt 79 des Conclusions de l’avocat général Campos Sánchez-Bordona dans l’affaire Menci, précitées. 70 Pts 44 de l’arrêt Menci, 46 de l’arrêt Garlsson Real Estate e.a. et 42 de l’arrêt Di Puma et Zecca. Dans les

deux premiers, la Cour précise qu'il appartient à la juridiction de renvoi d vérifier si tel est bien le cas en l’espèce.

71 Sur ce point, cf. infra, p. xxxxxxx. 72 Pts 60-62 de l’arrêt Menci, précité. Les deux autres arrêts du 20 mars 2018 n’y renvoient pas.

l’objet de l’article 6, et s’intéresse moins au droit pénal matériel que l’article 7 » 73 . Cette position peut surprendre car ne bis in idem apparaît au contraire comme un droit subjectif qui va bien au-delà

d’une règle procédurale et se distingue notamment de l’autorité de la chose jugée par l’accent plutôt placé sur la protection du justiciable 74 . Le juge Pinto de Albuquerque conteste avec raison le postulat

apparent selon lequel ne bis in idem serait plutôt une règle procédurale visant à garantir l’autorité de la chose jugée avec pour but la satisfaction de l’intérêt punitif de l’État qu’une expression d’un droit

subjectif de l’accusé 75 . Sur ce point, le refus de suivre en droit de l’Union européenne la position selon laquelle il n’y aurait dans certains cumuls aucune atteinte à ce droit fondamental illustre une

volonté d’offrir une meilleure protection au justiciable.