POSITIVISME ET IRRATIONALITE DES VALEURS

PRÉSENTATION :
Les sciences humaines et sociales n'en ont pas fini avec la question des valeurs. Ayant
admis que pour légitimer leur concept, leur constructibilité, leur homologation comme
sciences, il leur fallait distinguer entre faits et valeurs, entre théorie empirique et théorie
normative, reste pour elles à déterminer la nature, le statut de cet élément axiologique
ainsi rejeté.
Cela pour une double raison :
- sur le plan de la "ratio cognoscendi": le chercheur qui veut respecter cet impératif
méthodologique doit pouvoir identifier et donc connaître ce qu'il exclut de son discours ;
sauf à franchir sans le savoir la ligne de démarcation entre science et non science, entre
langage savant et langage naturel. C'est le problème des "jugements de valeur". Ou,
comment ne pas inclure des évaluations par exemple dans un récit ou l'interprétation
d'événements (quand ce chercheur est un historien) ?Surtout, ce même chercheur doit
comprendre quel rôle négatif ou positif peuvent jouer les valeurs dans l'infra-science, là où
se déterminent les hypothèses de recherche, le tri entre l'essentiel et l'accessoire... C'est le
problème du "rapport aux valeurs" (selon l'expression de M. Weber). Ou, quelle est la
nature de la relation qu'entretiennent les sciences de l'homme avec leur contexte, leur
extériorité ?
- sur le plan de la "ratio essendi" : les valeurs sont aussi un objet pour les sciences de
l'homme. D'où la nécessité pour elles d'examiner la nature des systèmes normatifs, leur
cohérence logique et leur prétention à l'universalité ou de la relativité des règles morales et

politiques, du degré de dépendance de leur objectivité vis-à-vis de situations de fait
(historiques, sociales...).
Toutes ces questions, ces difficultés conduisent à s'interroger sur l'existence d'une
rationalité axiologique, d'une Wertrationalität au sens éthique à distinguer de la rationalité
instrumentale classique (dans ses variantes économique, technique, utilitaire...).
Mais quel contenu, quel statut donner à une rationalité dont on sait seulement qu'elle
répond au critère des "bonnes raisons" ? C'est toute la difficulté qu'il y a à penser une
véritable "raison pratique" sans la construire sur le modèle de la "raison théorique" ou la
fonder en dernier ressort sur un arbitraire (soit des déterminants sociaux, forces
inconscientes...) au risque d'un relativisme absolu.
Voilà un dilemme que doivent surmonter toutes les sciences humaines ou sociales, et
notamment parmi elles la science politique (ou sociologie politique). Cette discipline ayant

la particularité d'avoir un objet mixte à la fois fait et valeur, des catégories jamais tout à fait
"value-free", se doit en effet de donner un statut à l'activité axiologique.Le problème, c'est
que confrontée à ce dilemme, la science politique a le plus souvent adopté une solution
irrationaliste.

C'est ainsi,


qu'après avoir

connu une dérive scientiste à l'époque

béhavioraliste, elle a tendance aujourd'hui à donner à la notion de "valeurs" un contenu
péjoratif, flou qui peut renvoyer aussi bien à l'ordre de l'idéologie, de la métaphysique que
des volitions ou émotions. La conséquence de ce négativisme étant qu'elle risque de
censurer ou d'éliminer la valeur en tant que telle et tombe du coup dans un économisme
(par rapport à son objet) ou un objectivisme (par rapport à son langage). Ce qui reviendrait
à assimiler la rationalité politique à une rationalité économique à l'aide d'un langage
technique ou empiriste.
On comprend alors le désarroi de certains politologues devant cette question des valeurs,
aussi bien en France qu'aux États-Unis:Ainsi, J. Leca, dans le Traité de Science Politique
(1986) note "l'insatisfaction croissante vis-à-vis de la dichotomie entre théorie normative et
théorie empirique et l'exclusion corrélative des valeurs de la théorie empirique en
renvoyant celles- ci à des arguments non justifiables en raison, domaine des sentiments, des
passions ou des intérêts, bref des arbitraires culturels et des particularités". Tandis que F.
E. Oppenheim dans le Hand Book of Political Science (1975) avoue que "la distinction faitvaleur est un problème non résolu". Il ne peut même pas dire si cette distinction doit être
maintenue ou non.
Il nous semble que la détermination, l'émancipation d'un rationalisme axiologique au sein

des sciences sociales et humaines (particulièrement la science politique) exige que ces
sciences se délivrent d'une certaine culture positiviste qui prône une distinction radicale
entre l'ordre des faits et des valeurs avec presque toujours pour conséquence l'adhésion à
une position irrationaliste au plan éthique et politique.C'est cette culture positiviste qui
nous empêche de thématiser le contenu et d'apprécier de façon positive les effets du
rapport aux valeurs de toute science en nous imposant le modèle d'une science libérée des
valeurs, wertfrei, d'une science pure ou encore technicienne. C'est cette culture qui nous
empêche d'admettre la prétention à l'objectivité, la possible universalisation de nos valeurs
morales en nous suggérant que dans l'ordre éthique ou politique, tout n'est que relatif ou
suspendu à des décisions arbitraires.Tel est notre diagnostic. Diagnostic que nous
voudrions dès à présent essayer de justifier en dégageant et fixant la signification des
termes centraux de notre réflexion ; soit les termes de "positivisme" et d'"irrationalité des
valeurs".
Précisons d'abord que le positivisme moderne, par opposition au positivisme primitif d'A.
Comte et ses avatars du 19ème siècle, a engendré dès le début du 20ème siècle deux

formes d'irrationalismes axiologiques à partir de deux principes contradictoires :
- 1er principe : la séparation fait-valeur - 2ème principe : la confusion fait-valeur
1er principe : la séparation fait-valeur
Le néo-positivisme se caractérise avant tout par un geste philosophique brutal : la

radicalisation de la distinction kantienne entre cognition d'une part et morale, esthétique
d'autre part. L'ordre de la science et celui des valeurs vont se trouver séparés isolés, sans
communication possible.
C'est vrai aussi bien du positivisme juridique (Kelsen) que du positivisme sociologique
(Pareto, Lévy-Bruhl) qui postulent une indépendance totale entre l'être et le devoir être, le
Sein et le Sollen. La science du droit et la sociologie sont simplement descriptives, "pures"
de tout engagement axiologique (sauf évidemment de jugements de valeurs hypothétique).
Cette hétérogénéité entre être et devoir être repose en dernier ressort sur l'interdit logique
bien connu : l'impossibilité décrite par Hume d'inférer une conclusion éthique de prémisses
non éthiques.
On sait que chez Kant, au contraire, il n'y a pas de dichotomie absolue fait-valeur. Une unité
des trois critiques existe (sans remettre en cause l'interdit humien). La Méthodologie de la
Faculté de Juger subordonne la science, l'éthique et l'esthétique à un principe de moralité
en établissant que la "fin" dernière de la nature ne peut être que l'homme considéré comme
sujet de cette moralité. "L'admiration de la beauté, écrit Kant, ainsi que l'émotion produite
par des fins si diverses de la nature (...) semblent donc faire effet par un mode
d'appréciation, analogue au jugement moral et faire effet ensuite sur l'esprit en suscitant
des Idées morales...".
De même chez A. Comte, (mais au risque d'enfreindre l'interdit humien), la morale est
placée au sommet de l'encyclopédie positiviste. Derrière le fait de l'existence sociale

constatée par la science, il y a un idéal, une norme qui est en dernier ressort l'Humanité
elle-même. Une continuité est donc pensable entre la science et la foi, la spéculation et
l'action.Si les positivistes modernes séparent radicalement faits et valeurs, c'est qu'ils
veulent à tout prix préserver la frontière entre science et non science, prévenir toute dérive
historiciste ou naturaliste (présente dans le comtisme et le marxisme pour Kelsen, dans la
philosophie idéaliste allemande pour le Positivisme Logique). Mais ils vont peut-être trop
loin en refusant d'envisager d'autres rapports que d'ordre logique entre science et valeurs.
En conséquence, la science qu'ils imaginent apparaît souvent comme transparente, non
située historiquement ou culturellement ; soit une science autonome mais non constituée.
Sa fonction référentielle étant garantie par l'effacement de l'observateur, le rejet de tout

rapport aux valeurs considéré positivement. C'est à cet idéal qu'auront tenté de se
conformer strictement par exemple la psychologie béhavioriste, la cybernétique...
Ayant institué une séparation fait-valeur, on pourrait penser que cette épistémologie néopositiviste n'ait rien à dire des valeurs sur un plan théorique et évidemment pratique.
L'ordre de l'axiologie étant selon elle irréductible à celui de la science, il devrait
logiquement être laissé à son "splendide isolement". En toute rigueur, elle devrait affirmer
une neutralité parfaite dans le domaine politique et moral. La science construite selon ses
critères méthodologiques ne doit permettre de légitimer aucune opinion, qu'elle soit fondée
sur une métaphysique absolutiste ou relativiste.C'est ce que C. Eisenmann, disciple de
Kelsen, affirme dans le cadre du positivisme juridique. "Il n'existe, écrit-il, aucune relation

nécessaire entre le relativisme des valeurs et le positivisme juridique, il n'y a aucune
antinomie entre l'adhésion aux principes du positivisme juridique et la croyance intime à
l'existence de valeurs absolues et indépendantes des autorités temporelles et sociales".En
conséquence, peut s'instaurer un système de complémentarité entre le néo- positivisme
gérant le domaine de la connaissance scientifique et toute doctrine politique ou morale
acceptant la séparation fait-valeur, science-éthique. Plus profondément, une compatibilité
est pensable avec une doctrine philosophique comme la phénoménologie existentielle qui
laisse subsister la science positiviste objectivante pour dévoiler en deçà, au niveau
ontologique, une pensée plus essentielle susceptible :- soit de reproduire l'opposition
théorie-pratique (comme l'existentialisme du Jeune Sartre qui affirme dans la conclusion de
l'Être et le Néant que "l'ontologie ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales.
Elle s'occupe uniquement de ce qui est et il n'est pas possible de tirer des impératifs de ses
indicatifs").- soit de la refuser (comme la phénoménologie d'Heidegger qui donne accès à
une pensée qui "n'est ni théorique, ni pratique" car "elle se produit avant cette distinction",
Lettre sur l'Humanisme).
Mais en réalité, la plupart des positivistes ont su tirer à partir de leur épistémologie des
analyses, voire des préférences dans l'ordre politique ou moral. Cela les a conduits
généralement à adopter une forme d'irrationalisme axiologique qu'on peut qualifier le plus
souvent de décisionniste et de relativiste. Cet irrationalisme emportant des conséquences
précises sur le plan de la théorie politique normative puisqu'il permet de décrire et de

fonder un régime politique : la démocratie. C'est vrai notamment pour le positivisme
juridique (Kelsen), sociologique (Lasswell) ou encore le Positivisme Logique (Neurath,
Menger, Reichenbach, Russell).Comment expliquer cette contradiction apparente du
positivisme avec lui- même ? Comment sa théorie de la connaissance peut-elle se relier à
une théorie des valeurs en premier lieu, engendrer un négativisme moral ou politique en
second lieu ?

En fait, le positivisme ne souhaite proposer qu'une "théorie descriptive des valeurs, prises
comme objets. Son choix pour la démocratie (le régime qui donnerait une "valeur égale" à
toutes les opinions ne provient que d'une inférence logique et non pratique (ou morale) à
partir des conclusions de cette théorie.
Il n'y aurait donc pas d'intrusion véritable dans la sphère du devoir être. Rien n'empêche en
effet les positivistes de déduire a contrario la nature du droit naturel par rapport à celle du
droit positif (Cf. Kelsen) ou le fonctionnement linguistique des énoncés moraux par rapport
à celui des énoncés empiriques (Cf. la méta- éthique).
Le vrai problème, c'est plutôt que cette déduction va se faire en donnant implicitement un
privilège au modèle de rationalité scientifique seul capable de revendiquer les prédicats de
cohérence et d'universalisation. La conséquence étant que les positivistes vont être tentés
de passer de l'affirmation que les énoncés de valeur ne sont pas rationnels ou signifiants
pour la science à l'affirmation qu'ils sont irrationnels ou n'ont pas de sens du tout.C'est

parce que la morale, la politique ou le droit ne répondent pas aux normes de la vérité
scientifique (vérifiabilité, confirmabilité ou respect de la syntaxe logique formelle) qu'ils ne
seront redevables que d'une validité « conditionnelle ou hypothétique, dépendant en
dernier ressort d'un simple vouloir arbitraire ». C'est parce qu'il n'existe pas de "critère
déterminant" pour juger du bien et du mal, ni de "fondement ultime" pour justifier une
opinion morale ou encore d'"axiomes" éthiques nécessaires par simple évidence qu'alors le
positivisme nous oblige d'accepter ou de refuser des normes sans raison dernière, nous
interdit de faire l'hypothèse de leur commensuration universelle et nous laisse démuni face
aux conflits axiologiques.
Du coup, voilà le domaine de la vie morale, politique menacé à la fois par le solipsisme et le
scepticisme au risque de la violence.Certes, le positivisme ne suggère pas qu'il n'y a pas de
valeurs (ou de justice) mais plutôt que ces valeurs (ou cette justice) sont irrémédiablement
locales et injustifiables. Mais alors comment ne pas interpréter tout processus de
généralisation, d'universalisation de ces valeurs comme étant la résultante des seuls
rapports d'influence ou de force ?
Surgit alors une thèse métaphysique affirmant la pluralité de mondes irréductibles,
l'indécidabilité d'axiologies contradictoires. Thèse qu'il est facile de dramatiser : chacun est
tenu à juger solitairement, sans règles, de la valeur ultime d'une croyance ou d'une culture.
Avec pour seule consolation, peut-être, l'analyse de Pascal qui suggère que le choix le plus
rationnel de l'homme serait celui de la foi. "Il n'y a rien de si conforme à la raison que le

désaveu de la raison" (pensée 272).A l'appui de cette thèse seront invoqués des arguments
factuels (la diversité des systèmes de valeurs dans le temps et l'espace, l'inexistence

apparente d'universaux éthiques...); ou des arguments logiques (le non respect du principe
de non contradiction par l'éthique ou le droit, c'est-à-dire la possibilité que des normes
contraires puisent être simultanément valides).
On ne saurait confondre ce relativisme métaphysique avec le nécessaire relativisme
méthodologique que doivent mettre en oeuvre l'anthropologie ou la sociologie par exemple.
Ces sciences se doivent d'interpréter, de rendre intelligibles toutes les attitudes
axiologiques en les contextualisant, en les rapportant aux normes spécifiques d'une culture
ou d'une croyance. Mais ce procédé de relativisation n'implique a priori aucune philosophie
de la valeur relativiste.
C'est portant ce qui tend à se produire dans les sciences sociales ou humaines influencées
par l'axiologie positiviste. Phénomène qui se trouve renforcé depuis que s'est développée, à
partir des années 60 une épistémologie inspirée par l'oeuvre de Nietzsche (en France) et
celle du 2ème Wittgenstein (aux États-Unis). Du coup, la thèse irrationaliste des positivistes
s'est vue confortée, voire radicalisée.
Ainsi, en France, les travaux de Foucault, Deleuze ont suscité la redécouverte de l'idée
nietzschéenne de "perspectivisme" selon laquelle la réalité est nécessairement plurielle :
aucun principe de totalisation, aucune unité humaine ne sont pensables notamment dans

l'ordre des valeurs (que ce soit par une réappropriation dialectique hégélienne ou grâce à
un optimisme transcendantal de type kantien). Il n'y a pas une raison pure pratique mais
seulement des processus de rationalisation dont la diversité est irréductible.
C'est ce qu'ont admis par exemple dans le domaine des sciences historiques P. Veyne ou
dans le domaine des la science du droit, F. Ewald :
- selon P. Veyne, l'explication historique exigerait que l'on ne donne aucune réalité
transcendantale à des objets naturels ou idéaux. L'homme, la science, a fortiori les valeurs
n'ont pas d'existence (sauf peut-être nominale). Il n'y a que des pratiques datées,
hétérogènes auxquelles on ne peut prêter une unité. On passe d'un relativisme ordinaire qui
affirme que les hommes ont pensé des choses différentes du même objet à un "hyper
relativisme" qui postule que cet objet ne peut être constitué a priori ou a posteriori.
La théorie de l'histoire de P. Veyne sera en conséquence une "théorie des discontinuité" qui
induit :
- le refus de l'idée de progrès
- l'impossibilité de comparer et d'agréger les attraits des différentes époques à partir de

notre échelle des valeurs.
- Pour F. Ewald, la science du droit devrait se conformer à un "principe de relativité
généralisée" dont la portée éthique serait la négation de tout universel acquis ou promis. "Il
n'y a pas de sens , écrit-il, à vouloir énoncer des valeurs nécessairement particulières

comme si elles devaient valoir pour tous". Ou encore : "les valeurs d'universel qui sont liées
à la tradition occidentale ne sont sans doute pas détachables de l'Occident...".Il s'en suit
que les différents systèmes juridiques étatiques de sauraient se finaliser en fonction d'un
bien commun, ni les droits de l'homme s'universaliser.
De la même façon, aux États-Unis, des auteurs comme Sellars, Rorty, ont formalisé une
herméneutique relativiste à partir des thèses du deuxième Wittgenstein, notamment sa
"théorie de la ratification" qui semble justifier un conventionnalisme radical au risque du
relativisme.
Selon cette théorie, la nécessité ou la vérité des normes de la logique, (mais aussi de
l'éthique autant qu'elles s'en rapprochent) trouveraient leur source en nous ; c'est-à-dire
dans nos jeux de langage entendus comme des variétés de formes de vie ou de sociétés.
Refusant tout réalisme qui permettrait de fournir un correctif absolu à nos propositions
normatives, Wittgenstein nous renvoie à nos raisons et justifications particulières, donc
apparemment à un arbitraire culturel.
On a pu alors déduire d'une telle théorie que nos systèmes logiques ou axiologiques sont
nécessairement pluriels et ne nous permettent pas de dire des membres d'une autre
communauté qu'ils ont tort...
On trouvera de telles conclusions dans l'épistémologie des sciences sociales chez P. Winch
(1961), A. R. Louch (1969) ou encore chez H. Garfinkel (1967), le fondateur de
l'ethnométhodologie.
Les excès de cette épistémologie peuvent être illustrés par les récents travaux de N. Haan
qui veut étudier "la morale interactionnelle de la vie de tous lesjours" (précisément dans le
cadre de l'ethnométhodologie).Le sociologue américain part du postulat qu'aucune théorie
universaliste de la morale n'est pensable en fait et en droit. Il n'y aurait que des morales
particulières fondées sur des échanges sociaux dont le critère de vérité ne peut être que
majoritaire. Du coup, les normes morales vont perdre leur signification d'interdits ou de
commandements généralisables pour être interprétées comme de simples règles locales
permettant de contrôler, gérer certains instincts (comme l'égoïsme). "... la morale ne peut
être prohibitive ; elle est plutôt régulatrice ..." écrit N. Haan. Ni universelle, ni
universalisable, elle peut seulement être "standardisée", précise encore le sociologue

américain.L'usage des termes est révélateur. Indirectement, les normes morales sont
assimilées à la manière des béhavioralistes des années 50 à des normes quasi techniques.
Ainsi, l'irrationalisme français ou américain qu'il se réfère à Nietzsche ou à Wittgenstein
semble bien retrouver ou confirmer la position positiviste ; position d'ailleurs revendiquée
explicitement par Foucault qui disait adhérer à "un positivisme heureux" ou Rorty qui se
réclame du "béhavioralisme".
La thèse de la continuité intellectuelle rencontre cependant une objection évidente : cet
irrationalisme rejette explicitement la séparation fait-valeur au risque d'ailleurs d'instituer
dans l'ordre de la science stricto sensu un relativisme ou un décisionnisme (Cf. les
épistémologies

de

Kuhn,

Feyerabend,

Bloor,

Latour).

En

effet,

dans

la

tradition

nietzschéenne, la séparation entre la science et les valeurs, le contexte de justification et le
contexte de découverte n'a pas de sens. Si, comme le dit Nietzsche "comprendre, c'est
évaluer", alors les faits scientifiques sont nécessairement le corrélat d'une activité
d'interprétation qui organise le réel d'après des estimations. La valeur fixe ce qui est "tenu
pour vrai".La méthode généalogique telle qu'elle est mise en ?uvre par Foucault consistera
précisément à rechercher une "décision éthique" derrière toute interprétation, même
scientifique. L'objectivité du "texte" de la science n'est donc pas irréductible.
De la même façon, chez les descendants intellectuels du second Wittgenstein, la science
devient une herméneutique parmi d'autres, connectée ou assimilée à une pratique
culturelle ou sociale. Selon Rorty, "... nous comprenons un savoir comme nous comprenons
la justification sociale d'une croyance...". En conséquence, la séparation entre d'un côté la
description, la cognition, le choix, les valeurs devient artificielle. Et le projet de
l'épistémologie se dissout dans celui d'une anthropologie culturelle.
Mais en réalité, s'il y a moins contradiction, c'est moins avec le positivisme en général
qu'une de ses variantes, la variante rigoureuse qui veut tenir absolument la distinction faitvaleur (celle que nous venons d'étudier). Par contre une continuité est pensable avec une
autre variante qu'on peut dire radicale ou scientiste qui autorise la confusion des faits et
valeurs.
Cette confusion se fait, contrairement à ce qui se passe dans le nietzschéisme français ou la
mouvance intellectuelle fidèle au deuxième Wittgenstein, non pas au profit de la valeur mais
des faits (au risque cette fois-ci de menacer l'autonomie de l'éthique ou de la politique).
D'où l'existence d'une autre forme d'irrationalisme axiologique qu'il nous faut maintenant
formaliser.
Deuxième principe : la confusion des faits et des valeurs

Cette deuxième forme d'irrationalisme naît d'une réaction du positivisme qui ne se contente
plus d'apprécier ou de thématiser les valeurs à partir du modèle de rationalité scientifique.
Il va plus loin en essayant d'exporter ce modèle dans le domaine axiologique pour réduire
l'arbitraire ou la confusion qui y règnent.

Grâce à la "méthode scientifique", il tente de formaliser, rationaliser sinon résoudre les
questions morales ou politiques.
Mais de fait, le positivisme transgresse alors son propre code. Car il va relier ou confondre
faits et valeurs et se transformer alors en un naturalisme ou un pragmatisme.Le processus
est connu : il s'agit de "fonder" ou de "déduire" les jugements de valeur à partir des faits,
considérés comme des besoins déterminants découverts par la science ; ou encore, de
factualiser ces jugements de valeur, d'identifier les normes à des faits par quelque procédé
d'équivalence.
Dès lors, les valeurs (morales ou politiques) au lieu d'être suspendues à des décisions
arbitraires seront données objectivement grâce aux sciences sociales. On postule que notre
"nature sociale ou psychique" peut nous indiquer une morale.
A la justification en termes de bonnes raisons (qui est décevante puisque les inférences
pratiques par régression successive n'aboutissent à rien), on peut substituer une explication
qui sera simplement causaliste ou généalogique.
La sociologie ou la psychologie vont donc remplacer sans reste l'éthique ou la politique. On
recherche comment les systèmes de valeur sont fondés ou produits par le milieu social,
l'éducation reçue, les intérêts de classes: soit tout un ensemble de structures, ni vraies ni
fausses, des entrelacs de facteurs plus ou moins conscients.
Cette variante du positivisme (illustrée notamment par Durkheim, Schlick,Feigl ...) commet
d'évidence un "sophisme naturaliste" (Natural Fallacy) au sens de Moore ou encore un
paralogisme au sens de Kant ; les valeurs sont assimilées ou connectées à des faits naturels,
les motifs moraux identifiés à des intérêts empiriques. Ce qui conduit à retrouver la position
empiriste traditionnelle analysée en ces termes par Kant dans la Critique de la Raison
Pratique : "L'empirisme..., écrit-il, extirpe jusqu'aux racines de la moralité dans les
intentions...; il introduit en elle subrepticement au lieu du devoir, quelque chose de tout
autre, à savoir un intérêt empirique dont se nourrit le commerce qu'entretiennent entre
elles les inclinations...".Est restituée aussi la conception classique de l'irrationalité (celle
des passions). En effet, si les estimations éthiques ou politiques ne se fondent pas en
dernier ressort sur des raisons ou des motifs, alors elles reposent sur des faits qui

échappent à la conscience subjective des acteurs. Faits que l'on peut identifier grâce à une
rationalisation objective mis en oeuvre a posteriori par la science.Cela revient à postuler
que les individus ne peuvent rendre compte du pourquoi ultime de leurs évaluations, qu'ils
ne peuvent littéralement répondre de leurs actes éthiques ou politiques. Tout se passe
comme s'ils étaient victimes de
"passions" au sens des classiques (Situation formalisée dans l'article 64 du Code Pénal
Français).
Il est clair que cette variante scientiste du positivisme moderne, contrairement à la
première, s'inscrit aisément dans la continuité du positivisme primitif et de ses avatars du
19 ème siècle. On se trouve effectivement comme Husserl dans La crise de l'humanité
européenne et la philosophie l'avait diagnostiqué, devant une nouvelle forme de
naturalisme ou d'objectivisme.
Déjà chez A. Comte, la politique avait pu être "élevée au rang des sciences d'observation"
tandis que la morale était rapportée à des "instincts individuels"
qu'on ne peut "ni détruire, ni dénaturer".Déjà était conçu le projet d'une "physique sociale",
d'une "physiologie sociale" qui regarde, considère les phénomènes moraux "dans le même
esprit que les phénomènes de l'animalité". Surtout, la redoutable déduction du devoir être à
partir de l'être était aussi tentée. Grâce aux acquis des sciences morales ou politiques, A.
Comte croyait par exemple pouvoir éviter les "grandes aberrations pratiques", les
"révolutions violentes". Ces dernières étaient réduites "le plus promptement possible à un
simple mouvement aussi régulier, quoique plus vif, que celui qui agite doucement la société
dans les temps ordinaires".Bref, la politique et la morale, dès l'origine du positivisme
avaient été assimilées à une connaissance des causes, capable de "sortir l'espèce humaine
de l'arbitraire" selon l'expression d'A. Comte.Dès lors, la tentation de créer une morale ou
politique scientifique, d'importer les concepts, méthodologies, slogans du savoir scientifique
dans l'ordre des valeurs n'allait cesser de produire ses effets.... jusqu'à l'époque récente
(que l'on pense par exemple à la sociobiologie, au développement du "cognitivisme").
L'apparente anomalie, c'est de voir resurgir cette tentation dans le cadre du positivisme
moderne qui lui est a priori réfractaire (par sa volonté de séparer faits et valeurs). Cela
s'explique, insistons-y, par le primat qu'il accorde implicitement à la raison théorique.La
conséquence étant que les seules questions importantes, pertinentes sont celle dont la
réponse peut être dérivée de l'expérience. Les autres qu'elles soient d'ordre axiologique ou
métaphysique n'ont donc plus à être formulées. Si elles continuent cependant à être posées,
alors le positivisme dans sa variante radicale tentera malgré tout de leur donner une

réponse factuelle, quasi scientifique ; l'irrationnel éthique ou politique devant se dissoudre
grâce au processus de rationalisation scientifique.
Le problème, c'est qu'en voulant "axiomatiser", "expliquer", "fonder" les valeurs, donc en
leur donnant une présence, une positivité, la paradigme positiviste finit par les nier. Si les
valeurs sont précisément ce qui "doit être", ce qui n'est pas encore, alors elles ne sauraient
reposer sur quelque chose de solide, de résistant, de précis... c'est-à-dire l'être.
Ainsi, le positivisme moderne peut apparaître comme contradictoire, commençant d'abord
par séparer rigoureusement faits et valeurs pour finalement les confondre. D'où la
naissance de deux formes d'irrationalisme axiologique qui vont affecter les sciences sociales
et humaines.Le dilemme posé par le positivisme moderne est là : comment construire,
formaliser une possible rationalité des valeurs sans tomber dans le décisionnisme ou le
scientisme, dans le relativisme ou l'objectivisme ? Comment concevoir cette rationalité
autrement que décidée ou donnée arbitrairement ? Nos normes morales seraient-elles
vraies parce que nous l'avons voulu au nom d'un acte de foi ou parce que nous les avons
apprises sans le savoir ? Enfin comment rendre compte du dissensus, du conflit qui semble
être au coeur de l'éthique ou de la politique sans pour cela nier l'exigence pratique d'une
universalité de fait ou de droit ?
Telles sont les questions toujours actuelles que soulève le positivisme moderne. Pour
espérer les résoudre, il faut selon nous revenir en toute rigueur à la justification et aux
conséquences de la thèse irrationaliste. C'est seulement après avoir établi ce bilan critique
que nous pourrons juger si les principales alternatives rationaliste (traditionnelle, marxiste,
communicationnelle) échappent aux dilemmes, inconvénients du positivisme. En un mot, si
elles ne cèdent pas au primat de la raison théorique.
Précisons que notre bilan critique privilégiera une doctrine particulière du positivisme
moderne, celle du Positivisme Logique sans pour autant négliger les autres doctrines
positivistes comme celle de Kelsen pour le droit, Durkheim, Lévy-Bruhl pour la sociologie,
Pareto pour la science économique...Ce choix s'explique au moins pour deux raisons :
- la première étant que la doctrine Positiviste Logique a produit la version peut être la plus
extrême mais aussi la plus cohérente de la thèse irrationaliste. Rappelons simplement que
cette doctrine, née à Vienne dans les années 20, encore dominante aux États-Unis dans les
années 50 a défendu l'idée que les propositions axiologiques n'auraient pas de valeur de
vérité, voire de signification... Cela parce que contrairement aux propositions scientifiques,
elles ne sauraient être conformes à une méthode de vérification ou à une syntaxe logique.
Ce qui conduit à un double aplatissement du sens sur la vérité, de la vérité sur la vérité

scientifique générateur d'un irrationalisme axiologique de type scientiste, voire relativiste.
- la deuxième étant que sa définition de la scientificité aura directement informé le concept
et l'épistémologie des sciences sociales contemporaines (notamment la science politique
américaine naissante).