Des fréquentations militantes paradoxales
Des fréquentations militantes paradoxales
On se penchera donc dans cette dernière partie sur le milieu social au sein duquel évolue l’institution lambertiste. On verra d’abord que les amitiés paradoxales des militants lambertistes expliquent la distance qu’ils cultivent à l’égard des autres forces d’extrême gauche tout comme la méfiance de ces organisations à leur égard. Mais c’est aussi cette position au croisement d’univers sociaux étrangers, au croisement du politique et du syndical, du champ politique radical et du champ partisan « légitime », du trotskysme et de la social-démocratie, qui permet de comprendre l’évolution du rapport de forces en faveur des lambertistes dans la seconde moitié des années 70 : d’une position dominée au sein du sous-champ de l’extrême gauche, ceux-ci réussissent à utiliser les ressources acquises par leur fréquentation des milieux militants socialistes et syndicaux pour entrer dans un rapport d’homologie dynamique avec un Parti socialiste en phase d’ascension.
Des solidarités forgées dans la lutte contre le PCF Le syndicalisme étudiant inscrit dans les pratiques la différence radicale des lambertistes, tant
46 Op. cit., p. 42.
vis-à-vis des « gauchistes » que des « staliniens ». En 1971, l’AJS est la seule force d’extrême gauche à ne pas abandonner l’UNEF, où elle se retrouve face à l’Union des Etudiants Communistes : l’opposition irrémédiable entre les deux courants entraîne la scission du syndicat. D’un côté, l’UNEF-Unité syndicale, animée par les militants lambertistes, de l’autre, l’UNEF- Renouveau, animée par les militants communistes. L’intransigeance dans l’anti-stalinisme apparaît comme une disposition essentielle des militants qui s’investissent dans l’institution lambertiste. Dans tous les entretiens, sans exception, cette dimension est présentée par les interrogés comme une des raisons majeures de leur engagement. Dans cette confrontation au mouvement communiste, les liens des militants lambertistes avec certains réseaux de la mouvance social-démocrate jouent un rôle important pour mobiliser des ressources « d’institutionnalité » : au congrès de l’UNEF-US de 1971, à Dijon, sont représentées FO, la FEN et la CFDT. L’antistalinisme des lambertistes affirme une présence militante face au PCF, particulièrement utile dans la jeunesse où le PS ne dispose d’aucune assise sérieuse. Les militants lambertistes voient quant à eux dans l’intérêt que leur portent ces courants un moyen de renforcer leur légitimité sur la direction de l’UNEF.
Les ressources financières et institutionnelles qu’apporte la direction d’une organisation syndicale sont sans commune mesure avec ce que pourraient espérer des militants dirigeant « simplement » leur propre petit groupe politique, tant sur les plans national qu’international. L’OCI développe ainsi une activité importante de solidarité avec les dissidents d’Europe de l’est. La participation de militants à des voyages clandestins à l’Est contribue fortement à l’intériorisation de dispositions à l’aventure et à la perception par les militants de leur inscription dans une réalité historique exaltante. Ainsi, plusieurs interrogés font référence à cette activité et laissent percevoir l’enthousiasme qu’elle soulevait chez eux :
« C’est une phase qui est très antistalinienne quoi, où on passait notre temps dans des bagarres intellectuelles et pas seulement intellectuelles avec le PC, […] les grandes bagarres de l’OCI étaient soit à travers l’image de l’UNEF, soit à travers des batailles de libération d’emprisonnés politiques en Europe de l’est hein, les premières personnes libérées, par exemple le mathématicien Pliouchtch en URSS c’était via des campagnes menées par plein de gens mais à l’initiative de l’OCI » (T.)
« L’OCI a été vraiment, en France, un fer de lance. Via ses contacts avec FO. Et moi pendant des années et des années, on a envoyé des étudiants là-bas. […] Oui, on était assez courageux. » (Y.)
Ainsi des jeunes qui, syndicalistes et révolutionnaires, voyagent dans toute la France, voire dans le reste du monde, entretiennent par ces dépaysements, par les rencontres qu’elles suscitent 47 , aussi
bien physiquement que symboliquement, leur propre sentiment de spécificité par rapport aux autres groupes d’extrême gauche ne disposant pas de tels moyens de valorisation, le plus souvent parce qu’ils ne leur reconnaissent pas eux-mêmes une telle valeur.
« 70 c’était l’enthousiasme, parce que… l’essentiel du travail étudiant était un travail dans l’UNEF donc c’était la phase d’expansion… on parcourait la France partout, dans des villes entières où l’UNEF n’existait pas pour la construire, ça a été, bon en plus ça l’UNEF c’était les temps héroïques quoi, moi en 4L j’ai fait je sais pas combien de facs » (T.)
La construction de l’UNEF apparaît comme un vecteur essentiel de lutte contre le stalinisme, dans la mesure où elle s’évalue en fonction des reculs de l’autre UNEF. L’affrontement syndical revêt donc une dimension symbolique importante dans la mise en scène des activités de l’institution et, par conséquent, pour la représentation de soi des militants qui vivent, à travers cette activité, un moment de revanche sur le stalinisme :
« L’UNEF, organisation représentative des étudiants de France, c’est un coin enfoncé, une brèche dans la ligne de front stalinienne contre le F.U.O.. Les staliniens ne peuvent, du point de vue de leurs objectifs contre- révolutionnaires dans la classe, tolérer une telle brèche. L’acharnement qu’ils mettent à détruire les organes naissants de double pouvoir au Portugal, à étouffer par l’appareil d’Etat toute expression indépendante de classe, c’est ce même acharnement qu’ils emploieront à tenter de détruire l’UNEF […]. Aucun doute n’est possible sur le fait qu’ils recevront dans leurs provocations l’appui du CERES, des pablistes, du gauchisme décomposé qu’ils
47 Il est évident que ce type d’expérience est davantage ressenti par les dirigeants, du moins pour les voyages à l’étranger. On se référera par exemple à l’ouvrage de J.-C. Cambadélis (op. cité) qui relate de nombreuses rencontres à ses yeux exceptionnelles.
manipulent volontiers, et d’une bonne partie de la presse, en tête « Le Monde ». » 48
Les accusations d’opportunisme pro-socialiste proférées par les autres groupes d’extrême gauche à l’encontre des lambertistes s’expliquent toujours par cette profonde différence des logiques institutionnelles. Contrairement aux idées des autres militants d’extrême gauche, les militants lambertistes ne se font pas d’illusions sur le PS, qu’ils définissent comme une organisation ouvrière dirigée par un « appareil » bourgeois. Le « prêt » de militants lambertistes pour aller voter dans des sections du PS pour tel ou tel courant 49 , s’explique à la fois comme échange de services et comme moyen de peser sur les contradictions au sein de ce parti. De telles transactions entre lambertistes et socialistes sont rendues possibles et acceptables par le fait que ces militants se côtoient dans des réseaux communs où ils partagent des engagements, cette expérience commune produisant le sentiment d’appartenance au monde commun du mouvement ouvrier, à la grande différence des autres groupes d’extrême gauche qui excluent de leur univers de référence la mouvance social-
démocrate, caractérisant le PS comme parti « bourgeois » et FO comme syndicat « jaune » 50 . On le voit pour les jeunes, mais cette cohabitation dans un même milieu militant remonte aux origines de
l’institution. C’est largement par « la force des choses » que les militants trotskystes se sont retrouvés, au lendemain de la seconde guerre mondiale, dans les organisations influencées par la social-démocratie (Force ouvrière, Fédération de l’Education nationale…), les militants de la CGT et du PCF organisant systématiquement l’exclusion des militants supposés trotskystes. Les militants lambertistes, en développant leur présence dans ces organisations, en conquérant des positions, ont multiplié les liens qui les impliquaient dans ces institutions, contribuant à faire des réseaux sociaux- démocrates, pour partie, des réseaux lambertistes. Processus d’acculturation d’autant plus aisé que l’anticommunisme intransigeant, porté aussi bien par les militants socialistes que par les anarcho- syndicalistes qu’on retrouve aussi à Force Ouvrière, entrait en résonance avec l’antistalinisme « identitaire » des trotskystes lambertistes. Dans le syndicalisme étudiant, les lambertistes se retrouvent également au coude à coude avec les militants socialistes : en 1976, de jeunes socialistes vont ainsi négocier leur participation à la délégation de l’UNEF-US dans les coordinations étudiantes. Même si les étudiants socialistes ne sont qu’une poignée, leur ralliement est un enjeu symbolique pour l’institution lambertiste : dans le milieu étudiant, l’OCI réalise le « front unique » avec la social-démocratie, mais sous l’hégémonie des révolutionnaires. La fondation de l’UNEF-ID, en 1980, par l’unification entre le MAS, dirigé par la LCR, le COSEF des étudiants socialistes et l’UNEF-US, confirmera cette représentation, en plus de marquer la victoire décisive de l’OCI sur le gauchisme avec la subordination de la LCR et des autogestionnaires, très minoritaires dans l’UNEF-ID.
Une homologie dynamique entre l’OCI et le PS Au milieu des années 70, la Ligue communiste domine l’extrême gauche. Progressivement,
l’institution lambertiste va cependant imposer ses principes de vision et de division de l’espace politique dans le monde étudiant. L’évolution des effectifs de l’OCI indique une accélération après 1968 et, surtout, dans la deuxième moitié des années 70 : 52 militants en 1958, environ 600 en
1969, 1000 en 1970, environ 2000 en 1976 et plus de 6000 en 1980 51 . Cette conquête progressive de l’hégémonie dans le champ du militantisme étudiant via la réaffirmation du fait syndical, s’explique
aussi par le changement du contexte politique et social. A partir du milieu des années 1970, même si l’agitation reste forte sur les campus et accaparée par les militants d’extrême gauche, les préoccupations des étudiants évoluent, en lien avec les évolutions du milieu (la massification universitaire, qui se poursuit, est percutée par la crise économique et la montée du chômage). En offrant un espace de sociabilité intermédiaire entre le milieu étudiant et le militantisme politique, constituant un « vivier de recrutement » pour l’institution, les réseaux de sociabilité de l’UNEF sont
48 « Note du Bureau politique sur la campagne des CROUS », 28/01/75 (document interne de l’OCI). 49 Cf. témoignage de J.-C. Cambadélis in TREVES (G.), Du trotskysme au Parti socialiste : rencontres et ruptures dans la jeunesse
autour des années 80, Paris, mém. IEP, 1992. 50 Exclusion d’autant plus facile que ces organisations sont quasi-invisibles, car inexistantes, dans le monde de la jeunesse scolarisée.
51 Kostas, Rapport sur le parti des travailleurs, brochure du PCI, été 1984.
certainement un des moyens qui ont préservé l’OCI de la crise du gauchisme. Ce renversement du rapport de forces dans le sous-champ de l’extrême gauche ne peut être compris en dehors du changement de contexte politique : à partir de 1973-74, le « souffle de mai » qui avait auparavant profité aux groupes gauchistes semble en effet se reporter sur l’union de la gauche, particulièrement au profit du Parti socialiste. Alors que l’extrême gauche semble marquer le pas, l’OCI se construit, jusqu’à attirer des militants de l’organisation rivale : en 1979, la LCR subit une grave scission de plusieurs centaines de militants, emmenée par des militants dont certains sont déjà lambertistes. Parmi les interrogés, trois sont des militants qui ont été « gagnés » à l’OCI alors qu’ils étaient encore militants de la LCR, dont R. :
« Pour beaucoup d’entre nous, à partir de 74 la crise du militantisme était telle que la plupart des organisations issues de l’extrême gauche, après mai 68, étaient en train de s’affaisser ou entraient en crise, et la seule organisation qui ne s’affaissait pas et qui à l’inverse recrutait, et qui se renforçait, était précisément l’OCI. Pour une bonne raison c’est qu’elle a su épouser, en fait Lambert a cette espèce d’intuition, elle a su épouser à temps le mouvement politique qui allait faire la victoire du Parti socialiste […]. Il nous apparaissait à ce moment-là que c’était quelque chose d’assez prometteur parce qu’il y avait un mouvement politique relativement large, qui d’ailleurs dépassait ou excédait les strictes frontières de l’OCI stricto sensu » (R., OCI à 25 ans, 1977)
Dès 1974, l’OCI mène campagne pour que PS et PCF chassent le pouvoir de droite. C’est au nom
de l’imminence de la révolution, à travers l’analogie avec le schéma historique de la révolution russe, que les militants lambertistes s’appuient sur la dynamique créée par l’union de la gauche : la victoire d’un « gouvernement ouvrier PS-PC » entraînerait le déclenchement rapide de la révolution. Dès lors, les militants lambertistes s’engagent dans des campagnes pour l’unité dans les élections : pour le vote Mitterrand dès le premier tour en 1974 et 1981, pour le désistement réciproque des candidats communistes et socialistes aux élections législatives de 1978. Dans ces campagnes, le principal ennemi est moins la droite que le PCF : celui-ci refuse une victoire qui se paierait au prix de sa subordination au Parti socialiste.
La décennie 70 apparaît ainsi comme « l’âge d’or du lambertisme » dans la bouche des interrogés. C’est en réalité de l’âge d’or de leur propre militantisme qu’il s’agit. La concordance entre les schèmes mentaux incorporés dans l’institution lambertiste et le déroulement des événements permet aux militants de se représenter comme étant partie prenante d’un mouvement historique d’autant plus enthousiasmant qu’il débouche, via les progrès de l’UNEF, la montée en puissance de l’Union de la Gauche et la marche au pouvoir du Parti socialiste, sur des avancées concrètes dans lesquelles s’objective cette activité militante :
« Donc il y a eu l’enthousiasme pendant toutes les années 70 et puis, ce qui correspondait aussi au fait que l’OCI avait une position, toujours une organisation assez cachée, assez secrète mais qui pesait réellement sur le cours des choses. En 78, quand le PC a cassé l’union de la gauche, on avait appelé à voter pour le PS dès le premier tour et encore à la présidentielle en 81. […] 78 on pèse sur le cours des choses, on pèse très fortement en milieu étudiant, et on pèse aussi dans l’évolution, dans la marche de la candidature de Mitterrand en 81, sans être dans les illusions de Mitterrand mais, l’OCI a un rôle, même si on lui reconnaît pas un rôle. » (T.)
« Quand on se battait pour la victoire de Mitterrand dès le premier tour, on était dans l’histoire, on était dans le mouvement de l’histoire ça c’est clair. Pour nous on ne touchait pas terre quoi. On voyait, on passait c’était un boulevard pour nous. » (S.)
Cette dynamique est particulièrement sensible dans la jeunesse, où le Parti Socialiste est très peu implanté. Dans ce milieu, les lambertistes captent donc une clientèle politique large. C’est en quelque sorte un rapport d’homologie dynamique qui s’instaure entre l’OCI et le PS. Toute une génération de militants, principalement étudiants, est socialisée à l’institution lambertiste dans une période où celle-ci conquiert progressivement l’hégémonie dans le sous-champ politique de l’extrême gauche et dans le milieu militant étudiant. L’un des plus beaux fleurons de cette réussite est l’UNEF-ID. La dimension héroïque de cette histoire d’institution, que les agents ne manquent pas de reconstruire en permanence, tant par l’énumération des « faits d’armes » que par le rappel, dans les textes internes à l’organisation lambertiste, de la « traversée du désert » et des réussites ultérieures, contribue à consolider l’institution lambertiste à travers les réseaux de sociabilité tributaires de ces succès, secteur jeune syndical et politique, groupe du service d’ordre, appareil dirigeant de l’organisation. Dans ces réseaux, le sentiment de camaraderie se décline sur les Cette dynamique est particulièrement sensible dans la jeunesse, où le Parti Socialiste est très peu implanté. Dans ce milieu, les lambertistes captent donc une clientèle politique large. C’est en quelque sorte un rapport d’homologie dynamique qui s’instaure entre l’OCI et le PS. Toute une génération de militants, principalement étudiants, est socialisée à l’institution lambertiste dans une période où celle-ci conquiert progressivement l’hégémonie dans le sous-champ politique de l’extrême gauche et dans le milieu militant étudiant. L’un des plus beaux fleurons de cette réussite est l’UNEF-ID. La dimension héroïque de cette histoire d’institution, que les agents ne manquent pas de reconstruire en permanence, tant par l’énumération des « faits d’armes » que par le rappel, dans les textes internes à l’organisation lambertiste, de la « traversée du désert » et des réussites ultérieures, contribue à consolider l’institution lambertiste à travers les réseaux de sociabilité tributaires de ces succès, secteur jeune syndical et politique, groupe du service d’ordre, appareil dirigeant de l’organisation. Dans ces réseaux, le sentiment de camaraderie se décline sur les
« Notre génération à nous, […] c’est une génération qui ne va connaître que des victoires […] qui n’a pas la pression des staliniens, au contraire, qui les baise quoi, qui s’en branle, qui a peur de personne. » (S.)
« Disons-le, on a quand même été les rois dans notre milieu » (N., AJS à 16 ans, lycéen, 1970) « C’était pas donné à tout le monde de rencontrer cette histoire » (Y.) « On a baisé tout le monde, on a fait ce qu’on a voulu, on était les rois, pendant cinq ans, ça c’est clair. » (W.,
AJS à 18 ans, lycéen, 1968)
On comprend mieux de cette manière le recours régulier à la provocation, en particulier contre les militants « pablistes », comme en témoigne cet article paru dans Rouge en 1980 :
« Intolérable ! Plus le ton monte, plus ça vole bas à l’Université de Jussieu. Les militants de l’OCI en sont arrivés pour tout argument à insulter d’une manière intolérable plusieurs militants des JCR. La camarade Françoise du Bureau national des JCR a été traitée de « pouffiasse pabliste ». Un camarade antillais a été traité
de « babouin ». Lors d’une réunion du CARS [Comité d’Action pour la Réunification Syndicale], les militants de l’OCI lui ont jeté des peaux de banane à la tête… Bavures ? Comment peut-on le croire quand un dirigeant, Plantagenêt, a donné le ton de toutes ces injures racistes et sexistes, qui n’ont pas leur place dans le mouvement
ouvrier. » 52
En proférant des insultes racistes et sexistes à l’adresse de militants dont ils savent pertinemment qu’ils ne les accepteront pas, en agressant des militants qui sont censés appartenir au monde commun des « révolutionnaires », les militants lambertistes prennent le contre-pied de l’image qui est attendue d’eux dans les situations d’échanges que constituent les arènes militantes d’extrême gauche. La prise de recul dans les arènes d’extrême gauche est donc d’autant plus facile que les militants lambertistes n’accordent pas de valeur aux attentes de leurs interlocuteurs. C’est même un principe de valorisation essentiel au sein de l’institution lambertiste que de savoir se distinguer nettement de la mouvance gauchiste. La position dominante conquise, à la fin des années 1970, dans le champ politique de l’extrême gauche, et sur le terrain militant plus général des campus, font des lambertistes les maîtres d’un jeu dont ils peuvent user et abuser avec les autres militants d’extrême gauche, puisque leurs propres excès sont relativisés par leurs réussites démontrées dans les faits.
Pour les militants lambertistes, cette distance au rôle de militant révolutionnaire est rendue possible, pensable par leur présence dans des arènes aux attentes et aux régimes d’action complètement différents. La spécificité de l’habitus lambertiste, relativement aux autres organisations d’extrême gauche, résiderait ainsi dans le fait qu’il s’est forgé à la conjonction d’univers sociaux aux dynamiques de politisation très différentes. D’un côté, le monde des campus, peuplé d’agents sociaux supérieurement dotés en capitaux culturels et rompus quotidiennement à l’usage des schèmes théoriques de classification du monde 53 . De l’autre, le monde du syndicalisme ouvrier, espace de perpétuation d’une éthique ouvriériste où les militants « conscients » cherchent à se conformer – quand leur histoire sociale personnelle n’assure pas naturellement cette conformité –
à des agents dont le rapport au monde est marqué par « le sens du concret » 54 . Cette inscription intermédiaire entre des univers sociaux étrangers les uns aux autres se traduit dans une combinaison
originale de formes de sociabilités. Elles valorisent l’entre-soi militant, espace des réalisations
52 « Pour la réunification syndicale à l’Université », supplément à Rouge, 25 avr.-1 er mai 1980. 53 Ce qui implique une forte politisation, aussi bien de par l’étendue des questions discutées et des comportements qui sont définis
comme « politiques » (étendue de la politisation) que par le niveau de cohérence globale attendu des agents dans les façons d’agir et de traiter ces questions (autrement dit l’exigence de conformation à un cadre idéologique). Le gauchisme apparaîtrait ainsi comme un degré extrême de politisation.
54 PUDAL (B.), Prendre Parti, op. cit., p. 135. Les remarques faites dans cet ouvrage sur le travail politique de valorisation et d’encadrement de l’éthique ouvriériste s’appliqueraient sur bien des aspects, non seulement à l’institution lambertiste, mais plus
largement au monde militant au sein duquel cette organisation s’est historiquement constituée, celui de la gauche antistalinienne dans ses diverses nuances (la « vieille » mouvance socialiste « SFIO », les courants libertaires, luxembourgistes…), CGT-FO et FEN constituant une base de repli (autant qu’une réserve) pour ces courants politiques fortement dominés dans les années 60-70.
politiques aussi bien que personnelles, tout en inscrivant celui-ci dans des milieux sociaux « larges », par la fréquentation valorisée de gens « normaux » (la pratique de la pétition ou du porte- à-porte, beaucoup plus systématique et répandue que dans les autres groupes d’extrême gauche, traduit cette démarche d’« aller au contact ») ou du milieu militant des organisations traditionnelles, médiation vers ces « larges masses ». De cette manière, les lambertistes passent par-dessus cette sphère de sociabilité qu’est le milieu militant d’extrême gauche dans sa globalité, celui au sein duquel évolue a contrario de manière très agile la LCR, préoccupée de conquérir l’hégémonie au sein de ce qu’elle nomme « l’avant-garde large ».
Réformistes chez les révolutionnaires, les lambertistes sont des révolutionnaires chez les réformistes. S’ils apparaissent comme les antistaliniens les plus intransigeants, au point de friser aux yeux de certains l’anticommunisme vulgaire, ils sont en même temps dans les pratiques des
militants qui savent « utiliser les méthodes du stalinisme contre le stalinisme » 55 . Les militants lambertistes occupent une position en surplomb qui leur permet de cultiver une identité paradoxale.
Identité dont les chances de perpétuation ne se maintiendront guère au-delà des années 70, à l’épreuve des dissonances cognitives qu’engendre, après 1981, l’absence de bouleversement révolutionnaire…
En conclusion, on espère ainsi avoir démontré qu’il est impossible de considérer l’extrême gauche comme un monde à part : on ne peut pas comprendre le style militant lambertiste, aussi bien que les logiques de stigmatisation de celui-ci, sans restituer les univers sociaux et militants fréquentés qui, tant du côté des lambertistes que des autres agents, définissent, façonnent et consolident des horizons pratiques et des frontières mentales qui, à leur tour, orientent une représentation du monde. Des militants peuvent se côtoyer dans les mêmes lieux sans pour autant se fréquenter . En retour, l’appartenance à une organisation peut contribuer à exposer des agents aux valeurs et aux pratiques d’univers sociaux qui leur sont étrangers. La double homologie entre les pratiques militantes lambertistes et celles, du PCF d’une part, du PS de l’autre, illustre tout l’intérêt d’une étude des organisations à partir des agents sociaux qui les habitent. Parce qu’elle permet de relativiser les frontières organisationnelles en insistant sur les fréquentations des militants, mais aussi pour montrer qu’il peut être fécond d’aller au-delà d’une approche des organisations comme « réseaux de réseaux », simplement unis par un sentiment subjectif d’appartenance, en considérant le poids des habitus militants.
55 Formule fréquente dans les rangs de l’institution lambertiste selon B. Stora, op. cit., p. 153.