Partie de campagne Militer en ligne au s

Godefroy Beauvallet
École

nationale

supérieure

des télécommunications,

Paris

PARTIE DE CAMPAGNE :
MILITER EN LIGNE AU SEIN
DE « DÉSIRS D'AVENIR »
« Les individus isolés jugeront moins bien que les savants, j'en conviens ;
mais tous réunis, ou ils vaudront mieux, ou ils ne vaudront pas moins. »
ARISTOTE, La Politique, Livre III

Le recours croissant aux médias numérisés dans le champ politique est souvent vu comme le
cheval de Troie des pratiques du marketing direct, qui assimile l'électeur à un client et la personnalité politique à une marque (Hughes et Hill, 1998). Pourtant, une autre métaphore peut guider
le recours des acteurs politiques aux technologies de l'information et de la communication (TIC) :

celle de la formation, qui fonde la relation à 1 electorat sur l'apprentissage mutuel. Les TIC servent
alors à « co-élaborer » des positions (Granjon, 2000).
Pour explorer cette hypothèse, nous avons choisi d'étudier la candidature de Ségolène Royal
à la primaire socialiste en vue des présidentielles de 2 0 0 7 , qui repose explicitement sur le mariage
entre « démocratie participative » et « campagne en ligne ». Notre hypothèse est que le caractère
participatif affirmé de cette campagne nationale a orienté le recours - massif - à des outils numérisés facilitant l'élaboration collective de discours ; ce recours a joué un rôle crucial dans l'élaboration de pratiques militantes différentes des usages en vigueur au Parti socialiste. Emerge alors un
régime de légitimité fondé sur la traçabilité hypertextuelle des arguments.
1

Pour cela, nous avons recouru à l'observation participante ou, plutôt, à la participation observatrice. Qu'on n'attende des lignes qui suivent aucune révélation ni dénonciation, d'autant que cet
article a été rédigé sans connaître le fin mot de l'histoire . En ce sens, il s'agit d'un travail « à
chaud » visant à formuler des hypothèses plus qu'à les tester en bonne et due forme.
2

HERMÈS 47, 2007

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Godefroy Beauvallet


Désirs d'avenir : de la « démocratie participative »
à une « campagne sémiotisée »
On peut voir les politiques comme des investisseurs en légitimité - qu'ils obtiennent en
remportant des victoires électorales et qu'ils dépensent en proposant ou menant des actions publiques (actes juridiques, engagements budgétaires, gestion des administrations, etc.). La construction et la consommation de cette légitimité se jouent à l'interface entre la personnalité politique et
les électeurs : prise de parole à destination des électeurs, via les traductions opérées par les militants locaux, les porte-parole et les médias ; écoute, via les visites sur le terrain, les rencontres avec
des porte-parole locaux, les débats publics, mais aussi les notes rédigées par les « policistes » ou
les thèmes relayés par les journalistes, etc. Cette lecture heuristique de l'activité politique met en
lumière le double reproche principal fait aujourd'hui aux politiques : ne pas savoir écouter ; parler
de manière incompréhensible. Légitimer la relation avec les électeurs est donc l'investissement de
forme fondateur d'une campagne. De quoi et comment leur parler ? Pourquoi écouteraient-ils ?
3

Convaincre

en faisant

participer

Ségolène Royal a investi sa légitimité initiale (fournie par sa campagne régionale de 2 0 0 4 en
Poitou-Charentes) en engageant l'association Désirs d'avenir et le site éponyme dans une

« campagne participative ». Comme elle le dit elle-même, « personne n'a toutes les compétences.
Ce qui compte, c'est la confiance dans la parole qui est donnée. C'est-à-dire dire juste avec des mots
justes ce que l'on a l'intention de faire, ce que l'on a observé, la façon dont on identifie les
problèmes. C'est pour ça que j'ai créé le site desirsdavenir
» (discours du 9 mai 2006).
La métaphore dominante de sa campagne est la « formation tous azimuts ». En présentant les
citoyens comme « experts légitimes des problèmes qu'ils vivent et des progrès qu'ils espèrent »,
en s'entourant de « personnes ressources » rassemblées en « groupes de travail Innovations »,
Ségolène Royal structure les activités militantes comme des actions de formation — d'elle-même,
mais également des électeurs .
4

Néanmoins, les attendus symboliques et pragmatiques d'une campagne locale ne se retrouvent pas dans une campagne nationale. En particulier, les réunions locales ont naturellement un
sens plus fort quand il s'agit de débattre d'enjeux territorialisés. C'est pourquoi, en passant à
l'échelle nationale, la pratique de l'élaboration participative a subi une transformation autorisée
par le recours aux TIC - et a contribué en retour à leur usage massif. En effet, les activités sociales
de militantisme ont été sémiotisées : quittant les lieux de réunion, les préaux et les marchés chers au
folklore des partis, elles ont migré vers l'écrit des « forums participatifs », des listes électroniques
de discussion, des blogs des comités locaux, etc. Ainsi, l'une des premières actions demandées aux
comités locaux est d'ouvrir leur blog : on comptait 1 4 1 URL de blogs distinctes référencées sur

5

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Partie de campagne : militer en ligne au sein de « Désirs

d'avenir

, représentant 2 4 4 comités locaux sur 6 1 2 actifs en octobre 2 0 0 6 . De même,
lacté fondateur des groupes de travail Innovations, au printemps 2 0 0 6 , a été l'ouverture de
Google Groups pour chacun d'entre eux.
Renouveler
les pratiques
militantes
de la formation
et la sémiotisation

par

des

la

métaphore
activités

Si Ségolène Royal démarrait sa campagne nationale sans troupes, elle a rapidement attiré des
politiques et des policistes socialistes ou proches du Parti. Ces derniers apportaient avec eux
routines professionnelles et méthodes militantes éprouvées - rarement en synergie avec la métaphore fondatrice de la « formation tous azimuts ». Combinée à des exigences d'activités déconcertantes d'un point de vue traditionnel, la pratique sémiotique de la campagne, en imposant ses
formats (textuels), ses règles d'élaboration (collective) et ses constantes de temps (courtes), a joué
un rôle clé dans la « mise au pas » des élites militantes, qu'elle a soumises à une forte tension
productive et concurrentielle (Pêne, 1996).
Il faut certes faire la part de deux éléments exogènes : l'arrivée massive de nouveaux militants
au Parti socialiste et la part du renouvellement générationnel, dans le succès de Ségolène Royal au
sein de l'appareil socialiste. Cependant, la sémiotisation des activités militantes facilite l'adhésion
à la métaphore fondatrice de la campagne. On peut distinguer pour chaque catégorie militante
l'activité traditionnellement dominante, celle qui s'y substitue au sein de Désirs d'avenir et l'effet
de cette substitution (tableau 1).
Tableau 1 : Vomies d'activités


militantes

en fonction

de la catégorie

militante.

Catégorie m i l i t a n t e A c t i v i t é t r a d i t i o n n e l l e F o r m e substituée

Décalage

Electeurs

Écouter, lire (éventuellement réagir sur u n blog)

Proposer (sur les
forums), évaluer


Activation et i m p l i c a tion

M i l i t a n t s de terrain

Couvrir le territoire
(tracter/coller)

Créer des sites, animer des débats

Autonomie, militantisme
informationnel

Policistes débutants

Faire des fiches à partir
de documents et de
livres

Modérer et synthétiser les débats


Changement de régime
de légitimation des affirmations

Policistes
expérimentés

Produire conseils, positions et visions

Recueil et partage
de bonnes pratiques locales dans
u n format donné

Exigence de précision et
de description concrète

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Godefroy Beauvallet


Le remplacement d'activités principalement sociales (réunions, influence) par des activités
principalement écrites, pour une bonne part en ligne, induit une déshérence des régimes usuels de
légitimation - poids de l'expertise, argument d'autorité, codes sociaux de l'élite militante. Peuton estimer l'efficacité de cette méthode ? Quelques éléments quantitatifs permettent de planter le
décor (tableau 2).
Tableau 2 : Indicateurs

quantitatifs

d'activité.
Valeur

Éléments de comparaison

Pages vues (11/06)

625 000/mois
(5 millions depuis
l'ouverture)


B l o g de Pierre Assouline sur :
250 000/mois

Visiteurs uniques (11/06)

125 000/mois
(1 m i l l i o n depuis
l'ouverture)

Indicateur

Sites publics français : 3 millions/mois
Libération : 1,2 million/mois (2006)
B l o g d'Etienne Chouard : 1,2 m i l l i o n visiteurs depuis l'ouverture (2002)

Abonnés à la lettre électronique (11/06)

> 36 000

200 000 militants PS


Contributions (=> 10/06)

> 45 000

F o r u m « Primaire d u PS » d u M o n d e :
62 000 (=> 10/06)

Contributeurs (=> 11/06)

> 25 000

200 000 militants PS

L'impact sur l'opinion des activités en ligne de Désirs d'avenir reste relativement limité sauf
sur les militants socialistes. Leur effet est donc d'abord à rechercher dans les transformations de
ceux qui y participent.

Quel formatage sémiotique des activités militantes ?
Le recours aux outils numérisés s'impose progressivement dans le champ politique (Beauvallet et Ronai, 2005). La campagne de Ségolène Royal ne déroge pas à la règle. L'innovation tient
moins aux outils ou aux types de produits qu'au rôle majeur de ces derniers dans l'organisation des
activités militantes, des circuits et des méthodes de production.
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Partie de campagne : militer en ligne au sein de « Désirs davenir »

Plus que les consignes ou le contrôle organisationnel, ce sont les écrans des divers sites W e b
ou les formulaires numérisés qui structurent les activités exigées des militants. Pour paraphraser Goody ( 1 9 7 7 ) , on pourrait dire que les pages W e b , textes W o r d ou courriels dans
lesquels se déroule la campagne ne sont pas de simples reflets de son organisation. Ils contribuent à la déterminer, dans la mesure où ils présentent des caractères implicites qui influencent
le comportement (notamment en rendant certaines actions faciles et d'autres compliquées par le
biais de la liaison hypertextuelle) et des caractères explicites qui prescrivent une action (par
exemple, les modérateurs des forums du site ne peuvent valider une contribution qu'en cliquant
sur l'un des trois « boutons » jaugeant son intérêt).
Le meilleur exemple de cette structuration par l'écrit est la « fiche de recueil de pratique ».
L'objectif était de constituer à l'usage de la candidate et de son entourage un répertoire d'innovations « de terrain » et de modèles internationaux. Ces fiches courtes, dont « la force normative
et régulatrice » (Harris, 1993) corsète l'activité rédactionnelle, canalisent l'attention du lecteur ou
du rédacteur et régulent le type d'argumentation (figure 1).
Quels sont 1RS facteurs d'explication de l£rnergencefdu succès de cette pratique ?
Auteurs du recueil et de
l'analyse
Date de recueil de
l'innovation
Mots-clefs
iret Sépolène Royal réponi

En quoi consiste faclueilgnerrt la pratique ?
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Quele exploitation pourrait être faite de cette pratmiquD
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Fiche de recueil de pratique.
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Godefroy Beauvallet

Le formulaire vierge a été envoyé par courriel aux animateurs des groupes de travail Innovations. La première activité de ces groupes a été de rédiger, relire et discuter plus de 1 5 0 fiches. Ce
succès tient à trois facteurs. En premier lieu, ces fiches ont été confectionnées très tôt : on peut donc
voir leur remplissage en commun comme un rite de commencement pour des groupes de travail.
En deuxième lieu, leur objectif était aligné avec l'avantage comparatif clé de Ségolène Royal : sa
faculté de tenir un discours extrêmement concret tout en se référant à des valeurs générales. Enfin,
la fiche vierge a été diffusée sous une forme apparemment rigide (un formulaire tabulaire) mais en
fait très plastique (un fichier Word) qui en facilitait l'appropriation (Beauvallet, 2006).

L'implication

des

militants

L'implication des militants passe également par l'écrit. Le meilleur exemple en est l'activité
de modération des contributions postées sur le site . Celles-ci sont toutes
modérées a priori. Plus de cinquante modérateurs utilisent une interface spécifique de lecture des
forums. Par équipe de trois à cinq, ils lisent et qualifient chaque jour des centaines de messages. Ils
peuvent les « rejeter », les mettre au « purgatoire » (où ils sont alors traités par escalade) ou les
« approuver » ; dans ce dernier cas, le modérateur doit renseigner un niveau d'intérêt (« normal »,
« particulièrement intéressant » ou « pépite ») en vue de la synthèse du débat. Les bilans quotidiens, à entrer sur un W i k i , viennent renforcer l'injonction de lire pour comprendre et retenir.
Quantitativement, l'activité est énorme. A u 15 octobre 2 0 0 6 , on comptait 3 9 8 6 7 messages
approuvés et 5 3 8 9 messages rejetés (12 %). La modération n'a pourtant jamais eu plus de l'équivalent d'une demi-journée de stock de messages en souffrance. On comptait par ailleurs 9 4 % de
messages « normaux », 4 % de messages « particulièrement intéressants » et 3 % de « pépites »,
avec de fortes disparités suivant les modérateurs.
Le travail de modération est une activité de formation particulièrement efficace pour qui veut
se confronter à l'état de l'opinion des sympathisants socialistes. Il débouche sur une forte implication sociale : les modérateurs ont progressivement développé une camaraderie reposant sur des
codes et des références communes (tel contributeur acharné, telle crise d'engorgement, etc.), des
routines partagées (l'ordre dans lequel modérer les messages, par exemple) et des activités cohésives (les « mardis des mods » ) .
6

Épaisseur

sémiotique

de la

campagne

La notion d'auteur est évidemment remise en question dans le cadre d'une campagne où, par
construction, le seul locuteur véritablement autorisé est le candidat - et éventuellement ses porteparole - mais où la somme des compétences à mobiliser et des textes à produire dépasse, et de très
loin, la capacité humaine d'une ou de quelques personnes.
160

HERMÈS 47, 2007

Partie de campagne : militer en ligne au sein de « Désirs

davenir

Il n est donc pas étonnant que la pratique la plus symbolique de Désirs d'avenir soit la production collective de textes, notamment les « synthèses » des débats en ligne et les « ce que je
retiens » signés par Ségolène Royal. Une synthèse consigne les principaux points de préoccupation
des internautes sur un sujet et reprend les « pépites » issues du débat ; elle est elle-même soumise
à un débat en ligne, qui débouche sur un texte « Ce que je retiens » résumant la manière dont la
candidate, forte des analyses issues de la synthèse débattue, aborde désormais le sujet.
La synthèse est une activité délicate. En effet, les synthétiseurs sont soumis à la triple
contrainte, quasi « oulipienne », de :
- n'argumenter qu'avec des messages d'internautes (les synthèses citent les messages les plus
marquants et renvoient alors hypertextuellement au message original) ;
-

respecter les valeurs de la gauche et le projet socialiste ;

- être suffisamment originaux et pertinents pour nourrir effectivement la différenciation de
Ségolène Royal.
La décantation très progressive du corpus des contributions - pré-structuration des contributions dès la modération, synthèse préservant le lien avec le texte d'origine, puis « Ce que je
retiens » - p r o d u i t un jeu d'écrits intermédiaires, aux auteurs composites, qui donne une épaisseur
sémiotique à la campagne.

Conséquences sur l'organisation et sur la stratégie
Cette épaisseur sémiotique informe la structure organisationnelle de la campagne et les
stratégies des militants. Elle est par ailleurs une source symbolique de la légitimité de la candidate.

La dynamique

organisationnelle

La structure organisationnelle (même limitée au temps de la primaire) de Désirs d'avenir est le
résultat d'une vascularisation progressive (Licoppe, 2 0 0 6 ) d'activités lancées de manière informelle
par quelques personnes, rassemblées autour d'échanges de courriels, puis d'un Google Group ou
d'un blog. Chacun de ces « projets » - au sens de Boltanski et Chiapello ( 1 9 9 9 ) - vit de manière
relativement autonome, générant sa communauté et son organisation. L'interaction avec les autres
« pôles » de la campagne passe par les productions écrites. L'irruption récurrente de nouveaux
types d'écrits favorise la prise d'initiative et autorise mieux les expérimentations que le management par la structure organisationnelle. Elle permet également la migration progressive des
personnes, de la périphérie de la campagne vers son centre (selon la « proximité à la candidate ») ou
en sens inverse, et limite la possibilité de maintenir des positions acquises sans contribuer en
permanence.
7

HERMÈS 47, 2007

161

Godefroy Beauvallet

Après plusieurs mois de campagne pour la primaire socialiste, une structure a néanmoins
émergé — ou du moins, des catégories stables. On peut en distinguer cinq : les comités locaux, le
conseil d'animation politique, le site W e b , les personnes-ressources, et la
candidate et son entourage immédiat (tableau 3).
Tableau 3 : Les cinq pôles de « Désirs d'avenir »
Comités
locaux

Comités
d'animation
politique

Site W e b

Personnesressources

Candidate
et e n t o u r a g e

Personnes
concernées

6 1 2 comités
locaux, des
dizaines de
milliers de
membres

Plusieurs
dizaines de
« grands
élus » et
personnalités
du PS

50 modérateurs,
1 0 veilleurs,
10 vidéastes,
8 rédacteurs
d'actualité...

Environ 2 5 0 ,
organisées en
groupes de travail
Innovations et en
cellules
thématiques de
réaction rapide

Environ
2 0 personnes

Rôle

Animer le
terrain local,
recueillir les
expériences
concrètes

Assurer le lien
avec le Parti
socialiste et
son projet

Contribution de
tout internaute
qui le souhaite,
constitution
d'une mémoire
collective

Apporter
connaissances
spécialisées et
expérience
personnelle

Responsabilité
politique,
parolepublique,
consultations,
visites de terrain

Outils T I C
principaux

Blogs

Courriel

Site W e b
dynamique et
Wiki

Google Groups

Gmail,
messagerie
instantanée

Google Group

La légitimité d'une idée tient à son degré de partage entre ces composantes. Une
proposition ou une analyse peut être formulée initialement au sein de n'importe laquelle. Elle
est alors partagée et amendée en circulant de l'une à l'autre.
La circulation des idées est au cœur des stratégies que déploient les militants. En effet, leurs
deux « grandeurs » (Boltanski et Thévenot, 1 9 9 1 ) de référence sont l'élaboration des idées et
leur diffusion. Or les mesures de ces deux grandeurs passent par les traces qu'elles laissent dans
des outils numérisés. L'élaboration des idées se lit au fil de l'historique des courriels, des
marques de révision au sein de fichiers W o r d , des synthèses de forums, etc. L'activité est quant
à elle estimée par la présence au sein de G m a i l , la participation aux discussions des Google
8

162

HERMÈS 47, 2007

Partie de campagne : militer en ligne au sein de « Désirs

davenir

Groups, mais aussi par l'existence sur la page d'accueil de l'outil de modération du site W e b
d'une liste des « meilleurs scores » distinguant les modérateurs les plus actifs, par exemple. Ces
traces d'activité ne sont pas réservées aux gestionnaires de la campagne, mais accessibles au
groupe de référence de chacun - ses contacts au sein de la campagne. Le feed-back permanent
renforce naturellement l'implication.
La légitimation

de la

candidate

Ces activités contribuent-elles à la croissance du capital de légitimité de celle qui les a
suscitées ? Il est naturellement trop tôt pour conclure définitivement sur le sujet, mais on peut
déjà y voir trois bénéfices.
En premier lieu, Désirs d'avenir et le site éponyme forment un espace de débat distinct du Parti
socialiste et de son projet. Pour autant, la candidate n'est pas soumise aux productions de Désirs
d'avenir. Comme le dit le site, « [nos travaux] servent de base aux textes Ce que je retiens de Ségolène
Royal, puis à ses propres propositions. C'est en effet le rôle spécifique du politique, à l'issue du
débat, de trancher entre les options et de choisir les priorités. »
Par ailleurs, l'abondance d'écrits et la multiplication des types de textes produisent un jeu de
miroirs sur lequel les attaques viennent s'émousser (Haladjian, 2006). Elles légitiment ce que des
commentateurs ont appelé une stratégie des deux temps . De fait, Ségolène Royal a réussi, à
plusieurs reprises, à rectifier ses propos sans y perdre sa légitimité à briguer la magistrature
suprême, qu'il s'agisse de retirer un mot (les « jurys »), de nuancer une proposition (« l'obligation
de syndicalisation ») ou de présenter des excuses (à une militante suite à un échange public un peu
vif). C'est là une performance dans un paysage politico-médiatique qui semble parfois plus à la
recherche de la constance que de la pertinence des propos.
9

L'usage le plus stratégique de la traçabilité est sans doute la catégorie « Ce que j'ai dit », forte
à ce jour d'une trentaine de textes. Ce sont des compilations des discours et écrits de Ségolène
Royal sur un thème (les banlieues, la santé, le chômage, l'école, etc.), qui consolident ex-post un
discours cohérent. Leur production repose sur des tâches taylorisées - maintenance du corpus,
sélection des extraits, montage, validation - et des outils normalisés - fichier maître, Google
Group spécifique, charte graphique ad hoc. Comme pour les synthèses des forums, chaque extrait
renvoie au discours original. Les traductions successives sont légitimées par la connexion, au moins
symbolique, aux textes primaires.

Conclusion
Partant du projet de Désirs d'avenir de mener une « campagne participative » nationale, nous
avons montré comment cela conduisait à la fois à une structuration du recours aux TIC comme un
HERMÈS 47, 2007

163

Godefroy Beauvallet

moyen de formation tous azimuts et à une sémiotisation numérique des activités militantes, puis
en quoi ces deux décalages jouent un rôle crucial dans l'appropriation de pratiques innovantes chez
des militants politiques. Nous avons examiné en détail les principales activités de cette militance
en ligne, et conclu à l'importance du formatage effectué par les interfaces numérisées dans la définition des activités militantes, puis dans l'implication des militants. L'espace qui se déploie en
ligne et l'épaisseur sémiotique spécifique de Désirs d'avenir jouent un rôle crucial dans la dynamique organisationnelle et dans les stratégies militantes. Cet espace permet enfin à la candidate de
légitimer ses positions par la traçabilité hypertextuelle - en partie symbolique - entre ses paroles
et les contributions des citoyens, qui facilite notamment la rectification de ses propos.
Ces pratiques reposent sur des micro-dispositifs logiciels très rustiques, souvent gratuits,
mobilisés de préférence à la production d'outils propriétaires . Les innovations sont d'usages bien
plus que de technologies.
Faute de recul et de points de comparaison, nous ne pouvons conclure sur le degré de pérennité de ces dynamiques, au-delà de la situation de campagne et de la personnalité de Ségolène
Royal. Leur pérennité au sein de Désirs d'avenir n'est elle-même pas certaine, les pratiques évoluant
et s'hybridant en fonction des péripéties de la campagne. Un enjeu caché de la prochaine élection
présidentielle pourrait être de sélectionner les pratiques politiques « numériques » dominantes
des années qui viennent.
10

NOTES
1.

Je remercie 1 equipe de Désirs d'avenir pour avoir permis ce travail, qui a bénéficié des remarques avisées de
Maurice Ronai et Benoît Thieulin. L'analyse développée n'engage que l'auteur : n'ayant pas demandé de nihil
obstat, je n'en ai aucun à faire valoir.

2.

Pas même le résultat de la primaire socialiste.

3.

Nous reprenons ce terme à Offerlé (2004), qui désigne ainsi ceux qui, autour des personnalités politiques,
préparent, exécutent ou suivent les activités politiques, et font le lien entre elles et les champs adventices de la
politique (administrations, médias, élites économiques et sociales, etc.). Rémunérés en légitimité (places de
permanents, relations privilégiées, etc.), certains deviendront chargés de missions dans les cabinets ou, à leur
tour, joueurs dans le champ politique.

4.

Derrière l'apparente modernité de cette manière de procéder en politique (qu'il convient néanmoins de
relativiser : Michel Rocard soulignait il y a plus de quinze ans que le premier rôle du Politique était de
donner du sens à ce que les gens vivent), on retrouve ici des méthodes devenues classiques en management

(Balle et al. ,2006).
5.

164

S'il s'agit de « militantisme informationnel » (Cardon et Granjon, 2003), le caractère scriptural s'avère décisif.
Il ne s'agit naturellement pas de dire que les campagnes précédentes, ou les autres écuries présidentielles, ne
pratiquent pas l'écrit, mais de souligner le caractère absolument central de Y écrit (Souchier, Jeanneret et Le
Maree, 2003) dans les activités de Désirs d'avenir.

HERMÈS 47, 2007

Partie de campagne : militer en ligne au sein de « Désirs davenir »

6.

Pour « modérateurs ».

7.

Avec 25 groupes actifs rassemblant plus de 600 personnes, l'outil de travail coopératif de Google est le principal outil numérique de la campagne de Ségolène Royal.

8.

Gmail inclut en effet un module de messagerie instantanée, qui permet de lire d'un coup d'œil si tel ou tel
contact utilise Gmail à un instant donné. La plupart des participants utilisant une adresse Gmail dédiée à leur
activité militante, on obtient ainsi un indicateur de l'investissement en temps de ses contacts.

9.

« Vos propos frappent comme des bombes et puis, après, vous nuancez, ou les proches corrigent. » Jean-Pierre
Elkabbach interviewant Ségolène Royal sur Europe 1, 29 octobre 2006.

10. Comme l'a noté également Gunthert (2006).

RÉFÉRENCES

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des médias

HERMÈS

informa-

47,2007

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