Le Levain des medias. Forme format media

Sous la direction de

Guillaume Soulez et de Kira Kitsopanidou

LE LEVAIN DES MÉDIAS FORME, FORMAT, MÉDIA

MEI N°39

L’Harmattan

MEI « Médiation & infor ma tion ». Revue internationale de communi cation

U NE REVUE - LIVRE . — Créée en 1993 par Bernard Darras (Université de Paris 1) et Marie Thonon (Uni- versité de Paris VIII), MEI « Médiation Et Information » est une revue thématique biannuelle pré- sentée sous forme d’ouvrage de référence. La responsabilité éditoriale et scientifique de chaque numéro thématique est confiée à une Direction invitée, qui coordonne les travaux d’une dizaine de chercheurs. Son travail est soutenu par le Comité de rédaction et le Comité de lecture. Une contribution Centre de Recherche, Images, Cultures et Cognitions permet un fonctionnement souple et indépendant.

U NE REVUE - LIVRE DE RÉFÉRENCE . — MEI est l’une des revues de référence spécialisées en Sciences de l’infor- mation et de la communication, reconnue comme “qualifiante” par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aéres) et par le Conseil national des universités (CNU). Le dispositif d’évaluation en double aveugle garantit le niveau scientifique des contributions.

U NE REVUE - LIVRE INTERNATIONALE . — MEI « Médiation et information » est une publication internatio- nale destinée à promouvoir et diffuser la recherche en médiation, communication et sciences de l’infor- mation. Onze universités françaises, belges, suisses ou canadiennes sont représentées dans le Comité de rédaction et le Comité scientifique.

U N DISPOSITIF ÉDITORIAL THÉMATIQUE . — Autour d’un thème ou d’une problématique, chaque numéro de MEI « Médiation et information » est composé de deux parties. La première est consacrée à un entretien avec les acteurs du domaine abordé. La seconde est composée d’une quinzaine d’articles de recherche.

Monnaie Kushana, représentation de Miiro Source : Hinnels, J., 1973. Persian Mythology. Londres : Hamlyn Publishing Group Ltd.

Médiation et infor ma tion, tel est le titre de notre dans le monde grec et romain. pu bli cation. Un titre dont l’abréviation MEI corres- Retenir un tel titre pour une revue de commu- pond aux trois lettres de l’une des plus riches ra- ni cation et de médiation était inévitable. Dans cines des langues indo-euro péennes. Une racine si l’univers du verbe, le riche espace séman tique de riche qu’elle ne pouvait être que di vine. C’est ainsi mei est abondamment exploité par de nom breuses que le dieu védique Mitra en fut le pre mier dépo- langues fondatrices. En védique, mitra signi- sitaire. Meitra témoigne de l’alliance conclue entre fie “ami ou contrat”. En grec, ameibein signi fie les hommes et les dieux. Son nom évoque l’alliance “échanger”, ce qui donne naissance à amoibaios fondée sur un contrat. Il est l’ami des hommes et “qui change et se ré pond”. En latin, quatre grandes familles seront déclinées : mu tare “mu ter, changer,

de façon plus gé né rale de toute la création. Dans mutuel…”, munus “qui appartient à plu sieurs per- l’ordre cos mique, il préside au jour en gardant sonnes”, mais aussi “cadeau” et “com muniquer”, la lumière. Il devient Mithra le garant, divin et meare “pas ser, circu ler, permis sion, perméable, solaire pour les Perses et il engendre le mithraïsme tra verser…” et enfin migrare “chan ger de place”.

© 2014, auteurs & Éditions de l’Harmattan. 7, rue de l’École-polytechnique. 75005 Paris. Site Web : http://www.librairieharmattan.com - http://www.mei-info.com/ Courriel : [email protected] et [email protected] ISBN : 978-2-343-03691-5 EAN : 9782343036915

Direction de publication

Secrétariat

Bernard Darras Gisèle Boulzaguet

Rédaction en chef Comité de rédaction

Marie Thonon Dominique Chateau (Paris I) Bernard Darras (Paris I)

Comité scientifique

Pascal Froissart (Paris VIII) Jean Fisette (UQAM, Québec)

Gérard Leblanc (École nationale supérieure Pierre Fresnault-Deruelle (Paris I)

« Louis-Lumière ») Marc Jimenez (Paris I)

Pierre Moeglin (Paris XIII) Gérard Loiseau (CNRS, Toulouse)

Alain Mons (Bordeaux III) Armand Mattelart (Paris VIII)

Jean Mottet (Paris I) J.-P. Meunier (Louvain-la-Neuve)

Marie Thonon (Paris VIII) Bernard Miège (Grenoble)

Patricio Tupper (Paris VIII) Jean Mouchon (Paris X)

Guy Lochard (Paris III) Daniel Peraya (Genève)

Correspondants Comité de lecture Robert Boure (Toulouse III)

Joël Augros, Université Paris VIII Alain Payeur (Université du Littoral) Serge Proulx (UQAM, Québec)

Michaël Bourgatte, Institut Catholique de Paris M.-France Chambat-Houillon, Université Paris III

Marie-Claude Vettraino-Soulard (Paris VII) Laurent Creton, Université Paris III

Bernard Darras, Université Paris I

Édition & révision

Gilles Delavaud, Université Paris VIII Correction : Thomas Pillard Pascal Froissart, Université Paris VIII

André Gaudreault, Université de Montréal François Jost, Université Paris III Laurent Jullier, Université de Lorraine Franck Kessler, Université d’Utrecht Barbara Laborde, Université Paris III Guy Lochard, Université Paris III Raphaëlle Moine, Université Paris III Roger Odin, Université Paris III Marie Thonon, Université Paris VIII

Publication subventionnée par l’Université Paris 13 et le LabSIC (Université Paris 13)

Remerciements Nous tenons à remercier tout particulièrement Danay Catalan Alfaro et Christian Chung qui ont assuré le design et la mise en page de ce numéro de MEI, Thomas Pillard qui en a effectué la correction et Marie Thonon la relecture finale. Nous remercions également l’Institut de Recherches

sur le CInéma et l’Audiovisuel (IRCAV, EA 185) pour son soutien à cette publication. Les articles n’engagent que leurs auteurs ; tous droits réservés.

Les auteurs des articles sont seuls responsables de tous les droits relatifs aux images qu’ils présentent. Toute reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement

de son auteur ou de ses ayants droits, est illicite. Éditions Op. Cit. — Revue MEI « Médiation et information »

6, rue des Rosiers. 75004 Paris (France) Tél. & fax : +33 (0) 1 49 40 66 57 Courriel : [email protected]

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Introduction

Kira Kitsopanidou et Guillaume Soulez

Un double phénomène semble caractériser le cinéma et la télévision aujourd’hui, sous l’impact conjugué de la convergence numérique, du bouleversement de l’ac- cès aux contenus via le Web et les écrans mobiles, ainsi que de l’émergence de nouvelles pratiques de consommation. D’une part, ce qu’on appelle « cinéma » et « télévision » migre sur un nombre très diversifié de supports et de plateformes

de diffusion, se retrouvant noyé au cœur d’un foisonnement de nouveaux objets audiovisuels (webfilms, webséries, webdocumentaires, web-reportages, objets hybrides entre films en jeux vidéo, productions amateurs diffusées sur YouTube ou ailleurs, fanfics…). D’autre part, le « cinéma » et la « télévision » sont arri- més à une économie de l’audiovisuel toujours plus structurée par les formats (collections, séries, modules transmédia, webdocumentaires…). Si les travaux sur l’intermédialité permettent d’avoir aujourd’hui du recul par rapport à ce « choc Internet », ils sont souvent aimantés par l’idée que la concurrence entre médias a (eu) pour effet de favoriser la recherche d’une spécificité formelle et matérielle : leur « médiagénie ». Ce numéro de MEI voudrait explorer l’hypothèse inverse : les médias (le « cinéma », la « télévision »…) ne survivent-ils pas au-delà de leurs médiums et dispositifs « historiques » (la salle, le téléviseur, etc.) ? Pourquoi, alors que les logiques de diffusion dématérialisées de contenus audiovisuels pourraient tendre à les rendre interchangeables, continuons-nous à parler de « cinéma » ou

de « télévision » lorsque nous regardons sur Internet des objets détachés de la salle de cinéma ou de la grille de programmes ? Comme le montre le rôle des « grandes formes » (conventions et genres audiovisuels, formats de la télévision ou du Web), les médiums ne sont-ils pas toujours saisis à travers des médias ? Dans un paysage marqué par l’éclatement touchant tant les enjeux de la diffusion que ceux de la définition créative, les médias n’assurent-ils pas une fonction de maintien des règles de lecture, voire de fabrication ? Notre hypothèse centrale est que les médias ne sont pas seulement des industries ou des supports, mais les véritables lieux où se joue la morphologie des médias. Ils sont le moteur d’une activation de certaines formes audiovisuelles en lien avec les publics. Ils in-forment la création audiovisuelle au sens où ils font poids sur les formes, ils trans-forment les agencements audiovisuels. C’est l’idée d’un « levain » des médias permettant de penser les relations entre médias du point

de vue de l’impact d’un média (en tant qu’organisation sociale) sur un médium (en tant que matériau formel). Dans le cadre de la nouvelle économie de l’audiovisuel à l’ère d’Internet, on peut donc sans doute explorer davantage les interactions

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entre la raison sociale des médias et la forme des objets qu’ils proposent. On peut aussi s’interroger sur la manière dont les pratiques professionnelles et les nou- veaux usages attestent du travail des acteurs de la création et des publics sur la dimension proprement média du cinéma pour le maintenir comme tel, ou le faire évoluer. De même, l’intermédialité peut être vue non comme une simple relation entre « séries culturelles » relativement autonomes (chaque média ayant sa mé- diagenèse et sa « médiagénie »), mais véritablement comme un lieu de mutation et de contamination des formes audiovisuelles sous l’emprise des logiques propres à un média. D’où les deux faces de la réflexion menée dans ce numéro : il s’agit d’abord de décrire cette structuration croissante du cinéma et de l’audiovisuel par les « formats » ainsi que les lieux de l’invention possible dans ce cadre (ou hors de ce cadre), puis d’examiner les questions de relations entre médias – ou « intermédialité » – liées au développement d’un cinéma ou d’une télévision en ligne comme nouvel espace de contraintes et d’innovation. La première partie aborde la question du format à travers l’exemple du champ documentaire. Le format est d’abord analysé dans sa dimension politique. Surdé- terminée par la critique du formatage, la notion renvoie aux jeux de pouvoir entre partenaires (techniques, artistiques et financiers) de la création d’une œuvre, mais aussi aux conflits entre le monde de la production et celui de la réception. Elle fait l’objet d’une forme de négociation permanente au sein de la profession d’une part (entre créateurs et diffuseurs), et entre les forces de l’industrie et les spectateurs d’autre part. Émilie Sauguet analyse, par exemple, comment la construction de la catégorie « documentaire de création » se rapporte moins à des formes spécifiques qu’à la question du partage des responsabilités créatives entre partenaires, ainsi qu’à la création d’une communauté professionnelle à même de partager un langage et de se retrouver dans une pratique commune. En revanche, dans le processus d’explicitation des projets aux diffuseurs, l’horizon culturel d’une case de programmation ou d’une collection définit des normes formelles très précises pour les œuvres qui permettent de valider celles-ci sur des critères stables. Le format apparaît ici comme un cadre qui facilite la coopération entre partenaires (Thomas Schmitt). Mais il a aussi une fonction structurante pour l’expérience spectatorielle, jouant un rôle d’« opérateur d’interprétation » des intentions d’un programme, permettant aux spectateurs de mettre en balance les enjeux que chaque situation engage. Dans leur analyse de l’émission hybride Le Jeu de la Mort , Camille Jutant et Valérie Patrin-Leclère montrent comment les spectateurs eux-mêmes intègrent cette question en jonglant entre les for- mats auxquels la télévision les a habitués (en l’occurrence : jeu, expérimentation, documentaire). Comme le montre Guillaume Soulez, le public, au nom duquel le « format » est mis en oeuvre par les chaînes, se sert aujourd’hui de cette notion même pour fixer des limites à l’industrie et indiquer ce qu’il apprécie comme différent ou original. Ce que désigne alors le format plus précisément, selon Guillaume Soulez, est la capacité nouvelle des spectateurs à identifier au sein du

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film ou du programme « la part de format » (le poids des conventions imposées par l’industrie). Cette capacité spectatorielle à s’interroger sur les manières dont se structure l’agencement formel peut participer à desserrer l’étau du format. L’auteur invite à penser la « plasticité du format » (contre sa rigidité a priori) en s’appuyant sur l’expertise des spectateurs pour redynamiser les formes endormies ou figées dans le format lui-même. Le format est enfin analysé dans sa capacité à ouvrir au sein d’un genre donné toute une gamme de médiations possibles, permettant à des publics variés de s’approprier l’enjeu d’une œuvre de différentes manières. S’agissant du format docufiction, Céline Schall montre comment ce dernier traduit le nouveau rapport entre le docu- mentaire et le public et agit sur les aspects formels du genre documentaire (durée, rythme, esthétique de l’image, écriture, place du spectateur dans le dispositif…), sans pour autant effacer le genre. Inversement, l’« instance documentaire » (Raul Grisolia) peut circuler dans presque tous les formats audiovisuels, au service du renforcement de leur structure nucléaire propre, tout en se modifiant elle-même. La deuxième partie de ce numéro revient sur la relation média-médium à l’aune des médias numériques et des nouvelles pratiques et compétences des publics. Que deviennent les formes audiovisuelles et les régimes d’expérience spectatorielle qu’elles proposent lorsqu’elles sont transposées dans un autre médium ? Qu’en est- il du médium au sein des dispositifs transmédiatiques où l’on observe une fluctua- tion de la notion de format et des modes de production ainsi qu’un polymorphisme des modes d’énonciation ? Trois analyses, d’abord, du cas du clip musical (Gaudin, Péquignot) puis du jeu vidéo (Blanchet), apportent chacune un éclairage différent en rapport avec la première question. S’agissant du clip, Antoine Gaudin souligne qu’Internet n’est pas une simple structure technique qui permet la diffusion des clips, mais, de manière décisive, un dispositif formel et culturel qui les fait fonc- tionner esthétiquement et culturellement d’une certaine façon. Prolongeant cette réflexion, Julien Péquignot montre comment Internet a fait exploser le clip au point d’en faire une matrice formelle mobilisable de manière indifférenciée pour des usages médiatiques fort divers (cinéma amateur, documentaire et expérimental, expérimentation audiovisuelle et synesthésique, installation plasticienne, art vidéo, blog audiovisuel…). En même temps, les possibilités offertes à tout un chacun de produire des objets médiatiques selon cette forme particulière conduisent à retrou- ver une « pureté » du médium originel en cherchant à l’abstraire des contraintes industrielles. Pour Alexis Blanchet, en revanche, la transposition de contenus vidéo- ludiques hors du dispositif vidéoludique telle qu’une console de jeu le met en place (machinima, sites de partage de vidéos en ligne, séries télévisées « interactives »…) manifeste a contrario la très forte intrication du média et du médium vidéoludiques qui définit ce qu’on appelle le « jeu vidéo ». Si, en effet, les images des jeux vidéo peuvent être reprises dans d’autres dispositifs spectatoriels et ont la capacité à pro- duire un spectacle qui peut fonctionner de manière autonome, elles ne peuvent plus être des images qui manifestent la « dimension play » de l’activité ludique.

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La question des interactions entre les médias et les formes qu’ils sous-tendent ac- quiert une dimension particulière dans les logiques de production trans-cross-inter médias. D’une part, en raison des interdépendances inédites entre stratégies nar- ratives, médiatiques et économiques (Marida Di Crosta) et des frontières de plus en plus poreuses entre les œuvres et leurs paratextes, les deux s’inscrivant dans une même continuité, dans un même ensemble narratif (Kira Kitsopanidou). D’autre part, parce que la construction de narrations transmédiatiques suppose d’étudier les potentialités « organiques » d’une interaction de plusieurs médias. Marta Boni soutient ainsi que la notion de construction de mondes (world-buil- ding), notion qui est au centre des préoccupations de Jenkins lorsqu’il décrit le transmédia, permet de comprendre que le médium doit être étudié dans les rela- tions et les interactions qu’il entretient avec d’autres systèmes sémiotiques. Boni explique que les appropriations des spectateurs fixent et élargissent les limites d’un monde en valorisant l’espace entre les médias. Elles servent avec les para- textes, de support pour une interaction. Un phénomène est enfin particulièrement intéressant à constater à l’ère des récits audiovisuels éclatés ; le fait que, dans le droit d’auteur français, la notion d’« œuvre cinématographique », qui s’était coulée dans les années 1980 dans la notion géné- rique d’« œuvres audiovisuelles » (dont le régime est pensé comme un moyen d’accompagner le développement d’un marché médiatique plus global), refait sur- face dans le Code de la propriété intellectuelle en 2009 (Dominique Bougerol). Ce numéro se conclut par une réflexion autour des transformations et des muta- tions des formes audiovisuelles au contact de nouveaux « formats », à partir du cas du webdocumentaire. Qu’arrive-t-il au film documentaire lorsqu’il est trans- posé sur le web ? Qu’advient-il d’une tradition de narration du réel lorsqu’elle se trouve hybridée avec des nouveaux formats audiovisuels interactifs qui définissent une écriture plus stratifiée et complexe ? Que change le médium Internet aux formes « classiques » du film documentaire ? Trois auteurs adoptent des points

de vue différents sur ces questions. Pour Etienne-Armand Amato, le webdocu- mentaire conserve de la cinématographie dont il est issu sa « filmicité » (son caractère de film) tout en tirant profit de la capacité du web à encapsuler tout type de médiums et de médias. De sorte que, si au sein d’un webdocumentaire, la proportion de flux audiovisuel reste majoritaire, l’« interacteur » peut s’impli- quer par le biais de ce que Amato appelle le « surf scénarisé », flâner d’écran en écran, de textes en images, dans un réseau de ressources documentaires organi- sées selon un véritable principe d’associativité. En retour, le genre documentaire vit une mise à nu de ses ressorts et coulisses, par le moyen de l’interactivité, c’est-à-dire du choix ou de la manipulation, qui permet à l’ancien spectateur de travailler le matériau documentaire à la manière d’un réalisateur, d’un cadreur ou d’un monteur. Cette « auto-narration » propre à l’interactivité est pour Amato une possible source de réflexivité permettant d’amplifier le projet documentaire. Stefano Odorico utilise la notion anglophone de « documentaire interactif », caté-

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gorie plus large qui déplace le regard sur le nouveau régime d’engagement et de rapport à l’œuvre et à la réalité (qu’Odorico décrit par le triptyque participation/ vision/interaction) avec participation de l’utilisateur au-delà de la navigation. Il montre comment différents degrés d’interactivité sont en train de modifier le lien unissant la narration documentaire à la réalité et à son public conduisant à une expérience documentaire où l’action, l’interaction, la participation et la communication ont lieu simultanément et contribuent à la construction de la « réalité ». Yann Kilborne s’interroge, quant à lui, sur ce qu’il reste des habitudes du format télévisuel dans le webdocumentaire. Son analyse d’un certain nombre

de webproductions françaises l’amène à conclure que la rupture revendiquée avec le format télévisuel est bien plus complexe et qu’Internet, au contraire, renforce certains aspects du format télévisuel, en particulier les logiques de divertisse- ment et de maintien de l’attention. Dans la grande majorité des cas, le passage au Web pour l’œuvre documentaire n’a pas eu pour effet de s’éloigner de la loi du format (adoption d’un projet, choix des sujets, orientation du traitement). On assiste ainsi à ce que Yann Kilborne appelle la « naturalisation du format », l’assimilation inconsciente par les auteurs des webdocumentaires français, des normes implicites des diffuseurs télévisuels (par exemple, la recherche d’une adhésion immédiate du spectateur au récit). Le cas du webdocumentaire illustre bien comment la webcréation rend visible les formats anciens en les mettant à nu ou en tentant de les dépasser, tout en étant en prise avec les mêmes logiques formelles, culturelles, professionnelles ou économiques qui sont à l’œuvre au cœur des médias eux-mêmes de manière sous- jacente. On voit du coup réapparaître les formats, plus ou moins visibles, dans les productions web qui prétendaient les évacuer. Les bouleversements intermédiaux du cinéma et de la télévision à l’heure d’Internet, permettent ainsi d’observer sous un angle nouveau les relations entre formes et médias. En guise de conclusion provisoire, et en s’appuyant notamment sur les travaux présentés ici, Guillaume Soulez explore donc plus avant l’hypothèse d’un poids formel des médias sur les objets audiovisuels (dont le « format » n’est que la face la plus visible et la plus critiquée). Si l’étude comparée du « cinéma des premiers temps » avec le cinéma institué a permis de mettre en lumière la présence plus ou moins refoulée de « séries culturelles » plus anciennes (comme le théâtre, les fantasmagories, les spectacles didactiques, les fééries, etc.) au sein des formes cinématographiques elles-mêmes, le bouleversement provoqué par Internet permet sans doute, en retour, de mieux percevoir le rôle des médias comme agent formel. Une autre morphologie de l’audiovisuel devient alors possible. Enfin, selon la tradition de MEI, ce numéro s’ouvre par un dialogue approfondi avec des professionnels du cinéma et de la télévision qui œuvrent aujourd’hui au sein d’un paysage audiovisuel largement transformé par la culture des for- mats et du transmédia. Comment pensent-ils la permanence ou la mutation des formes audiovisuelles dans ce contexte ? Réalisateurs, producteurs traditionnels

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ou transmédia, diffuseurs, game designers, acteurs du crowdfunding… témoignent du changement de leurs pratiques ou du maintien de certaines conceptions atta- chées au « cinéma » et à la « télévision », et réciproquement (changement des conceptions, maintien des pratiques). Mêlant prospective et – déjà – premier bilan rétrospectif sur les dix dernières années, les professionnels nous permettent de dessiner avec beaucoup de netteté les nouveaux contours du paysage audiovisuel et numérique contemporain, ce qui s’avère fort utile pour mettre en perspective les travaux des chercheurs qui suivent et qui leur font souvent écho.

La publication de ce numéro a été possible grâce au soutien de l’Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel (IRCAV) de l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Nous remercions chaleureusement son directeur, Laurent Creton. Il est issu de la réunion de deux journées d’études conçues dans la continuité l’une de l’autre : « Ce que le docu- mentaire fait au format » (novembre 2010, organisée par Guillaume Soulez avec le concours de Yann Kilborne et de Thomas Schmitt) et « Le cinéma éclaté et le levain des médias » (mars 2012, organisée par Guillaume Soulez et Kira Kitsopanidou, en liaison avec Philippe Marion), dans le cadre du programme de recherche IRCAV « La Renaissance de la télévision ». Nous remercions également, outre les experts qui ont examiné les textes de ce volume, Thomas Pillard qui en a assuré la relecture, ainsi que Marie Thonon, qui a bien voulu relire une dernière fois l’ensemble des contributions.

Entretiens

Du format au transmédia à partir de deux tables rondes et d’un entretien

Le texte qui suit est principalement un montage de deux tables rondes qui se sont tenues pendant les journées d’études à l’origine de ce numéro, « Ce que le documentaire fait au format » (novembre 2010) et « Le Levain des médias » (mars 2012), dans le cadre du projet de recherche « La Renaissance de la télévi- sion » (IRCAV, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3). On y voit la continuité mais aussi la reformulation des questionnements chez les professionnels qui pensent leur pratique du cinéma et de la télévision aujourd’hui. On passe, entre autres exemples, de la mise en série du format, qui assurait une certaine permanence, au récit éclaté du transmédia à partir d’un noyau narratif identifiable qui sert

de point d’appui, mais aussi du « public » introuvable des « formats » (qui per- durent encore aujourd’hui) aux « communautés » du transmédia, peut-être tout aussi insaisissables. Nous avons laissé le mot de la fin de cet Entretien à Michel Reilhac qui, en décembre 2012, fait un premier bilan des premières années du transmédia.

1. Le jeu des formats : l’exemple du documentaire

Richard Copans 1 , Michel David 2 , Thierry Garrel 3 , Pierrette Ominetti 4

Issu du marché international des programmes, le « format » a pris en France un sens péjoratif, en lien avec le terme de « formatage », d’où l’idée de demander à un réalisateur, des diffuseurs et des producteurs de quelle façon ils utilisent cette notion, comment ils la réf léchissent, et pour fabriquer quels genres de formes audiovisuelles et de normes formelles. Les producteurs, en particulier, se trouvent au carrefour entre les demandes des chaînes et les projets des « auteurs » (au sens large : réalisateurs, scénaristes, concepteurs d’œuvres multimédia, etc.). La discussion porte ici prin- cipalement sur la question du documentaire, ce type de film qui exacerbe la tension entre des projets a priori ouverts sur l’aléa du « réel » et les contraintes formelles qui pré-construisent le projet audiovisuel (en termes de durée, de conception

1 Réalisateur et producteur (Les Films d’Ici) 2 Producteur (Zeugma Films) 3 Directeur de l’Unité Documentaires d’ARTE (à l’époque du séminaire évoqué plus loin) 4 Directrice de l’Unité Documentaires d’ARTE (à l’époque de la table ronde)

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du « réel », d’adresse au spectateur, etc.). Une archive d’une séance du séminaire annuel « La Renaissance de la télévision », qui eut lieu en mars 2005 avec Thierry Garrel, est insérée dans le propos. C’est Thomas Schmitt qui a eu l’idée de demander à Richard Copans et Michel David d’intervenir sur la question de la collection comme « réponse au format » à l’occasion de la journée d’études « Ce que le docu- mentaire fait au format ».

Public, format et collections

Pierrette Ominetti La question du format et celle du public sont intimement liées. Qu’il

s’agisse du concept, du dispositif ou de la mise en forme. Ainsi, une collection peut être définie comme une série qui repose sur un même dispositif et permet d’être identifiée par le spectateur. Avec la multiplication des chaînes à partir du milieu des années 1980, il faut penser à un téléspectateur qui zappe à l’inté- rieur des programmes, qui est impatient, qui peut aller voir à côté. Il faut tenir compte de cette impatience et de ce nouveau rythme de la réception, qui contri- buent à fragmenter et à segmenter l’attention. On peut difficilement rester plus longtemps que deux minutes à regarder un paysage ou à suivre un entretien. Si l’on élargit le problème à la présence d’Internet depuis une dizaine d’années, il faut imaginer un spectateur infidèle, qui parcourt d’autres univers médiatiques, qui a d’autres modes de lecture. Cela crée une certaine panique chez les pro- fessionnels. C’est pourquoi le terme de « format », qui vient de l’informatique (codage/encodage) et s’est diffusé dans le monde anglo-saxon, repose sur l’idée

de retenir le spectateur, de le fidéliser à travers différentes formes, ou formules d’émissions. Le paradoxe est que le format s’use très vite. De nombreux prototypes deviennent des formats, comme on le voit avec les docufictions de la BBC. Les formats se reproduisent, subissent les aléas des effets de mode. Apocalypse, par exemple, est d’abord une forme de prototype qui vise à utiliser la couleur et le rythme dans le documentaire historique, puis cela devient une série fondée sur l’histoire en couleurs qui se formate elle-même et rencontre le succès. Le format apparaît donc comme une forme de recette miracle, mais ce n’est pas la ligne d’ARTE.

ARTE repose davantage sur des collections qui visent à instaurer une cohérence de l’écriture, ou sur des séries, comme Corpus Christi, qui ont une logique propre, reproductible. Le principe de ces collections ou séries est de s’enri- chir à mesure tout en gardant cette cohérence. Cela correspond-il à une nouvelle forme de public, un public de niche ? En tout cas, on note un retour aux choses simples, on souhaite donner davantage de temps et construire une plus grande proximité avec les gens. Le « réel » remonte par capillarité.

ENTRETIEN : DU FORMAT AU TRANSMÉDIA

De ce fait, le format, du point de vue d’un média, est ce qui introduit une forme de persistance, sur la base d’un certain mode de production ; cela définit un programme. Se pose alors la question du passage de la grille de télévision au Web, sur les pla- teformes de programmes. Si la grille, le flux et la case disparaissent sur le Web, il peut quand même y avoir une offre ordonnée et cohérente de formes variables. La chaîne peut labelliser certains programmes, elle devient une chaîne du Web.

Avec le webdocumentaire, le documentaire peut se libérer au départ des censures de la programmation, mais cela reste ponctuel, tant que le webdo- cumentaire n’entre pas dans la logique des mass-médias. La situation actuelle est plutôt, que le documentaire se décline dans différents lieux, en salles, où il est surtout vu par les plus de cinquante ans, ou à la télévision, où il trouve sa place. Sur ARTE, la case Grand format, qui repose sur l’achat de films de cinéma, offre à des films la possibilité de circuler de la salle à l’antenne, en respectant la chronologie des médias réglementaire. Le magazine Cut-Up permet d’accueillir

de nouveaux réalisateurs. On a inventé un contenant pour diffuser des courts-mé- trages documentaires en visant les jeunes téléspectateurs, qui peuvent retrouver les émissions sur le Web. De même, un peu à la manière de Hitler, connais pas, le documentaire réalisé par Bertrand Blier en 1963, la série Twentyshow (2009) s’est intéressée aux jeunes de 20 ans aujourd’hui, au croisement entre un documen- taire sur la jeunesse et des webfictions proposées par cinq jeunes eux-mêmes à partir de leur propre expérience, qui envoient des vidéos à la manière d’un blog. Le casting est divers (étudiant, travailleur, adolescent dans sa famille…) et l’idée est de favoriser les échanges avec les internautes sur le Web grâce à ce dispositif. En ce sens, ARTE cherche à faire varier les formats pour aller à la rencontre des nouvelles habitudes du public et des nouveaux publics, y compris en recourant au transmédia.

Jouer avec les formats

Thierry Garrel La question du format pose celle de l’articulation entre la grille et la

création. La grille est un élément fonctionnel, une machine qui organise l’offre. La télévision organise des rendez-vous à travers la grille, mais il est possible d’agir sur le format, de jouer à l’intérieur du format et sur le format lui-même. Prenons l’exemple du feuilleton documentaire 9m2 (2004) : l’expérience de tournage aux Baumettes (des saynètes filmées par les détenus eux-mêmes dans le cadre d’un atelier de cinéma, qui ont été écrites mais sont inspirées de leur vie en prison) est le matériau de base sur lequel s’appuie la démarche documentaire. Il suffit ensuite de l’organiser, ici sous la forme d’un feuilleton documentaire, en cinq épisodes (5 x 26 mn). Mais on peut surtout jouer sur la feuilletonisation pour sus-

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citer l’intérêt du spectateur, lui donner envie de suivre le programme chaque jour (du lundi au vendredi), sans dénaturer le projet. Dans 9m2, on respecte l’idée que chaque détenu filme l’autre, chacun est pris dans le cadre de l’autre, en prenant le spectateur à témoin. Cette prise à témoin s’articule avec le rendez-vous donné au spectateur à travers la quotidienneté. Chaque projet est un cas particulier, il est possible de faire l’étude cas par cas de la relation entre le projet et le format.

Il ne s’agit pas là d’une différence de nature entre cinéma et télévision, puisque le cinéma a aussi ses formats. Lorsque j’étais responsable des archives au Service de la Recherche à l’ORTF, je faisais ainsi des montages de fragments d’archives en construisant des liens entre archives pour construire une sorte de programme. C’est un peu la même chose ici, le montage peut servir à construire une réflexion à partir d’un matériau donné. Et le format lui-même, les contraintes qu’il propose (case, durée, forme du feuilleton documentaire, etc.) sont mises en jeu à l’intérieur du projet. De même, si on impose une voice over, on peut jouer avec cette voice over, comme on l’a fait avec Chaghcharan, un hôpital afghan (feuil- leton documentaire de Claude Mourieras, 2004), avec la voix de Michel Piccoli. Le rôle du responsable des programmes est de combiner la démarche de l’auteur du documentaire avec les paramètres du format. On peut chercher aussi le format qui permet le mieux de trouver une forme parlante pour le documentaire. D’une certaine manière, le format invente le spectateur auquel il s’adresse, à nous d’en faire une dimension de la démarche documentaire.

La collection, une solution au format ? L’exemple d’Architec- tures et des collections du Groupe Galactica

Richard Copans Au moment du cinéma documentaire militant (époque de Ciné-Luttes),

l’idée était de filmer ce que la télévision ne filmait pas (une grève par exemple), il s’agissait d’une contre-télévision, d’une contre-information. On partageait de façon collective les idées, les images, les formes. Puis, au cours des années 1970- 1980 (création des Films d’Ici en 1984, naissance de la Bande à Lumière en 1985), on abandonne l’idée d’un auteur collectif et on observe un « retour de l’auteur ». Tout d’abord, ce « cinéma » documentaire n’était ni de la politique pure ni de la télévision sans auteur : en face du «réel», quelqu’un prélève des fragments, une expérience, et les œuvres qui ont une valeur sont bien faites par quelqu’un qui

a un regard spécifique qui l’adresse à un spectateur. On a là une individualité absolue qui est le contraire de la caméra de surveillance. C’est aussi une certaine filiation avec le cinéma-vérité, sa dimension scientifique d’aller y voir, à la manière d’un microscope, l’idée de se « coltiner le réel ».

Avec l’arrivée de François Mitterrand et de Jack Lang au pouvoir, puis la création de La Sept, l’encouragement qui est donné à la production crée un envi- ronnement incitatif. C’est dans ce contexte que Route One USA de Robert Kramer

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(1989) ne répond pas à une case préalable dans laquelle s’insérer, mais, après plusieurs versions montées de onze heures puis sept heures, aboutit à un film de quatre heures et quinze minutes, découpé en deux parties. Mais il faut ensuite adapter, parfois trahir, pour aboutir à des versions plus courtes en fonction des demandes des diffuseurs (trois fois une heure pour la télévision allemande par exemple). De même, le film Norman Mailer : histoires d’Amérique (Richard Copans et Stan Neumann, 1999) donnera lieu à différentes versions à partir d’une version

de trois heures : deux heures pour la Scandinavie, ou la BBC, une heure trente pour PBS en changeant le commentaire, etc. Par la suite, ce documentaire fondé sur un point de vue d’auteur radical - l’idée d’un auteur en danger, à la manière du toréador qui combat autour de la corne du taureau (Michel Leiris) - est écarté de la télévision hertzienne. Il ne reste plus que le câble, le court-métrage ou le cinéma en salles. Parallèlement, une sorte

de prolétarisation des documentaristes se met en place, où les auteurs doivent assurer leur survie. Les chaînes prennent le pouvoir, notamment au moment du visionnage d’un premier montage du film. Avec l’idée que sur la chaîne d’à-côté, le même soir, il y a un match de football, le diffuseur gomme tout ce qu’il est trop difficile selon lui pour son audience. Le spectateur ne doit pas décrocher, il faut lui faciliter les choses, lui glisser le film, pardonnez-moi l’expression, comme un suppositoire.

D’où l’idée, en sens inverse, de proposer une collection sur l’architec- ture pour ARTE qui détermine un cadre en amont, au sein duquel les auteurs puissent retrouver une forme de liberté. À la manière de la collection Palettes, les cinquante films de la collection Architectures (depuis 1995) suivent quelques prin- cipes identiques, il s’agit notamment de films de 26 minutes, de la monographie d’un bâtiment par film et de faire revivre le projet architectural qui aboutit au bâtiment filmé. C’est la lecture d’un travail architectural. Le dispositif combine une approche plastique avec une parole sur l’architecture, une parole d’architecte. La forme est globalement pédagogique (une « leçon d’architecture ») mais les films demandent un petit travail au spectateur. Grâce à la stabilité qu’offre la collection, les réalisateurs bénéficient alors du double du temps habituel pour le montage, ce qui rend possible cette élaboration. La collection permet donc de régler, en partie, certains problèmes posés par le fait que la diffusion prime sur la production.

Michel David Pour tenter de sortir de la dialectique création/contrainte, il est néces-

saire de partir des pratiques, plutôt que de donner une définition a priori, comme celle de « documentaire de création ». De fait, on observe un certain consensus dans les commissions pour soutenir les films qui manifestent des qualités asso- ciées à la « création ». La spécificité de la situation française est que l’on cherche

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à faire de la création avec la télévision comme on l’a fait avec le cinéma (compte

de soutien, avance sur recettes...), avec tout le système que nous connaissons (Procirep, co-production, etc.). Il s’agit de donner à l’auteur une certaine liberté quitte à ce que son film ne soit finalement que pour les salles. En sens inverse, un film qui comme Le Cercle des Noyés (Pierre-Yves Vanderweerd, 2007) a fait quinze mille entrées en salles peut se retrouver sur ARTE.

C’est dans cet esprit qu’un ensemble de dix producteurs, le Groupe Galac- tica, a décidé d’unir ses forces pour proposer des collections permettant à la fois

de respecter les auteurs et d’assurer aux diffuseurs une certaine stabilité. Si l’on prend l’exemple de la collection À contre-temps, les seules contraintes sont celles

de durée (52 minutes), de périodicité (10 films par an, un par mois, sauf en juil- let-août) et la forme du portrait (puisque ce sont des portraits de personnalités importantes de l’époque sans être nécessairement connues du grand public). En définissant le projet de la collection et en regroupant les forces, les producteurs sont ainsi en mesure d’acquérir une masse critique pour garantir aux chaînes une production régulière tout en gardant une certaine maîtrise. De même, la collection Empreintes sur France 5, également fondée sur des portraits de person- nalités « poil à gratter », vise à proposer des films qui laissent voir la pensée de chaque personnalité se développer. Elle repose non sur des interviews mais sur le fait que la personne parle elle-même.

Le Groupe Galactica fonctionne ainsi sur la base d’une société par actions simplifiée (S.A.S.), où chaque producteur conserve sa liberté et possède 10 % des parts. C’est une forme de démocratie interne, ce qui ne va pas toujours sans frictions, mais permet de faire émerger par la discussion de nouvelles idées de collections. C’est une solution par anticipation à la contrainte du format imposé par le diffuseur. Chaque producteur garde sa propre politique de production, mais cela permet de faire émerger des pratiques de coopération tout en faisant exister des collections documentaires qui s’inscrivent dans la durée.

2. La webcréation pour dépasser les formats ?

Nicolas Bailly 5 , Chantal Duchet 6 , Magali Gatel 7 , Sébastien Genvo 8 , Jérémy Pouilloux 9 ,

Michel Reilhac 10 , Thomas Schmitt 11 , Guillaume Soulez 12

5 Fondateur et directeur de Touscoprod, site de financement participatif (crowdfunding) 6 Professeur, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. 7 Chef de projet « Web et Nouveaux médias » pour CAPA Développements Numériques. 8 Game designer et Maître de conférences à l’Université de Lorraine 9 Producteur, La Générale de Production

10 Directeur d’ARTE France Cinéma (à l’époque de la table ronde) 11 Producteur (Mosaïque Films, à l’époque de la table ronde), Maître de conférences associé à l’Univer-

sité Sorbonne Nouvelle-Paris 3. 12 Professeur, Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle

ENTRETIEN : DU FORMAT AU TRANSMÉDIA

Si des solutions comme celle de la collection permettent de reformuler en partie la logique des formats, le Web est apparu très tôt comme un nouvel espace d’exploration : il est présenté comme un moyen de « casser » la logique des formats et surtout leur usure. Mais a-t-on totalement basculé dans un nouvel espace médiatique qui modifie les formes audiovisuelles ? Ne reste-t-il pas toujours quelque chose du cinéma et de la télévision dans les objets proposés, dans les pratiques professionnelles ainsi que dans les habitudes du public ? Cela a-t-il à voir avec la question des formats ? Le Web lui-même échappe-t-il au format ? En crée-t-il de nouveaux ? Allons-nous avoir des productions audiovisuelles qui vont pouvoir passer sur tous les supports ? Va-t-on partir d’un for- mat web au départ, ou au contraire d’un format cinématographique ou d’un format télévisuel ? Chantal Duchet anime une discussion sur ces points lors de la journée

d’études « Le levain des médias » 13 . Dans un premier temps, il s’agit de savoir « ce qu’il reste » du cinéma et de la télévision dans les pratiques contemporaines bouleversées par l’Internet, avec l’idée qu’on peut aller contre un discours de la nouveauté absolue, pour mieux faire, justement, la part de la nouveauté. Dans un second temps, ayant constaté qu’il s’agit bien souvent de reformulations et de déplacements de questions, on aborde justement ces nouvelles articulations. Comme dans le reste du dossier, le webdocumen- taire apparaît comme une sorte de fil rouge de la discussion, permettant de passer de la question des formats à celles des productions web, comme on va le voir tout de suite.

Thomas Schmitt Dans ma pratique de producteur, il me semble que 95 % de mon activité

consiste à faire du cinéma et de la télévision, presque comme avant. Dans le sens où il existe évidemment deux institutions différentes au CNC : le fonds de soutien auto- matique aux longs-métrages et le compte de soutien à l’industrie des programmes. Actuellement, nous produisons deux longs-métrages (Couleur de Peau : Miel et J’en-

rage de son absence 14 ) et par ailleurs, je produis des documentaires classiques comme un documentaire de 52 minutes sur la lecture et le cerveau, La Boîte aux Lettres, pour ARTE, et Robots At War sur la robotisation de l’armée américaine, pour France 5. Mais nous travaillons aussi en ce moment sur un webdocumentaire qui s’appelle B4,

Fenêtre sur Tour de Jean-Christophe Ribot 15 pour France Télévisions. Il s’agit de quinze portraits d’habitants de la banlieue parisienne qu’on va rencontrer avec des contraintes choisies comme la vue que l’on a depuis l’appartement de ces personnes : comment regardent-ils la cité ? On s’intéresse aux programmes de télévision qu’ils regardent, à leur façon d’habiter un espace a priori anonyme. Comment faire sien un espace qui

a été conçu pour être passe-partout et fonctionnel ? Comment on se l’approprie ?

13 La table ronde a été retranscrite par Henri Lot, étudiant du Master Cinéma et audiovisuel de l’Uni- versité Sorbonne Nouvelle-Paris 3 en 2012/13.

14 Couleur de Peau : Miel (Jung Sik-jun et Laurent Boileau, juin 2012) et J’enrage de son absence (Sandrine Bonnaire, 2012)

15 Diffusé en ligne le 2 avril 2012 sur France Télévisions et France 3 Île-de-France.

LE LEVAIN DES MÉDIAS : FORME, FORMAT, MÉDIA MEI 39

Nous avions déjà fait pour ARTE plusieurs films documentaires et le but

ce n’était pas de faire un webdocumentaire pour faire un webdocumentaire, mais

de porter un regard non sociologique sur des habitants qui ne sont pas représenta- tifs, avec le souci d’aller contre le reportage à la va-vite et vers le portrait, en tirant d’une certaine manière vers l’art contemporain avec quinze variations sur le même thème dans des cadres extrêmement précis. Il y a une petite dimension de jouabi- lité, d’interactivité, avec le clic, mais très honnêtement, la manière dont on a conçu les choses c’est de proposer des portraits par facette d’une à deux minutes. Il y a sept facettes similaires qui croisent donc les quinze portraits. On rentre alors dans une certaine intimité profonde et je trouve que c’est très proche des personnages, beaucoup plus proche qu’un documentaire classique. Même si l’on reste dans un point de vue d’auteur sur ces personnes, cette plateforme permet aussi de présen- ter quinze portraits de personnes sur un lieu : on ne pourrait jamais voir un film choral de la sorte sur une chaîne hertzienne : dans un format de cinquante-deux minutes, c’est évidemment très difficile de donner la parole à tout le monde. Ici, il faut faire en sorte que les témoignages se renvoient la balle, et le format court des vidéos nous oblige à faire des choix très radicaux, à privilégier les « éclats » qu’on peut trouver dans un montage. On se moque un peu de l’interactivité dans ce projet, mais il faut tenir compte du fait que dans le Web, « je plonge » dans le programme.

Jérémy Pouilloux En tant que producteur de films traditionnels pour la télévision et par-

fois le cinéma, il y a vraiment une différence entre le cinéma qui reste un événe- ment « exceptionnel » de la vie quotidienne et le programme de télévision qui est formaté : il faut entrer dans une case, répondre à une durée, etc. C’est pourquoi les « nouveaux espaces » du web ont des terrains d’expression beaucoup plus larges. Ce que permet notamment l’Internet, c’est de développer la dimension partici- pative : je suis en train de produire un film sur les geeks pour ARTE, qui va être

bientôt diffusé 16 . C’est un film documentaire traditionnel de 52 minutes sur une communauté très identifiée qui retrace l’histoire et l’évolution de la figure du geek. Nous aurons les indicateurs habituels d’audience (Médiamétrie) mais nous avons déjà pu avoir un retour beaucoup plus intéressant sur le film : on sent qu’il y a une communauté qui répond, qui ne se laisse absolument pas faire par rapport au propos du film, qui est parfois même très critique. On pourrait tout à fait faire une place dans un prochain film à ces échanges, à ces retours de la communauté intéressée par le film. On appelle cela aujourd’hui l’écriture associative, puisqu’elle évolue en fonction de la réaction des gens.

16 La Revanche des Geeks (Jean-Baptiste Péretié), ARTE, diffusé le 28 avril 2012.

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Nicolas Bailly En 2009, nous avons démarré comme coproducteurs, mais aujourd’hui, en proposant un site de financement participatif, nous ne sommes plus produc- teurs mais diffuseurs de films. Quand un film est sur notre site, c’est l’auteur, le producteur, le distributeur qui vont prendre la main. C’est l’auteur, le porteur

de projet, qui va organiser sa campagne d’association, de diffusion, c’est lui qui va fédérer et jouer un rôle d’animateur. Nous mettons des outils à sa disposition, diffusons le contenu sur le site et surtout en dehors du site : sur une chaîne, sur Twitter, sur Facebook, sur YouTube, sur d’autres sites de partages de vidéos. C’est comme ça que nous allons l’accompagner dans la promotion de son film dans le but de recruter des souscripteurs qui sont son futur public, afin de lui donner le plus de visibilité possible. Nous considérons le fait d’utiliser le financement par- ticipatif comme une brique du transmédia. Avec Jérémy Pouilloux, nous avons

de nombreux projets en commun qui sont sur le site. Un porteur de projet qui veut fédérer une communauté de public doit raconter une histoire, sans dévoiler le film. Il va donc raconter l’histoire de la réalisation du film. Le making of est une sorte de préhistoire de ce que nous faisons : il faut en effet être capable de fournir du contenu pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois. Certains vont faire des interviews des comédiens, du producteur, d’autres vont utiliser les personnages du film, des personnages secondaires qui vont vivre avant même que le film existe. Avec les réseaux sociaux, nous faisons en quelque sorte de la « pub à 360° », même si cela ressemble davantage à un engagement. Pour un film