L insuffisance de l ordre symbolique da

Texte paru sur le site web de Séquences, le 7 mars 2017. Voir
http://www.revuesequences.org/2017/03/jacques-ranciere-gestesphilosophiques/

L’insuffisance de l’ordre symbolique dans la transformation du
monde
Compte rendu de « Jacques Rancière : Gestes philosophiques », dossier coordonné par
Éric Lecerf et Diletta Mansella, in Cahiers critiques de philosophie, Paris, Hermann,
no 17, décembre 2016.
Pierre-Alexandre Fradet
Trois couples conceptuels occupent une place particulièrement centrale dans
l’œuvre de Jacques Rancière : l’égalité et l’émancipation, le dissensus et la politique,
enfin l’éveil des consciences et la puissance d’agir.
Tout d’abord, le premier couple. Moins une thèse philosophique qu’une
présupposition théorique censée avoir des conséquences pratiques, l’égalité « ne signifie
pas l’égale valeur de toutes les manifestations de l’intelligence mais l’égalité à soi de
l’intelligence dans toutes ses manifestations. » [1] En affirmant que tous et chacun sont
égaux, Rancière fait comprendre que ce n’est qu’à condition de supposer possible pour
les exploités de s’affranchir en commun des griffes du capitalisme qu’on incite à faire
concrètement l’expérience de l’émancipation. Cette présupposition s’accompagne de
réflexions sur l’ordre modal. En accord avec l’idée selon laquelle la possibilité est plus
fondamentale que la nécessité, idée qu’on rencontrait déjà en maints contextes chez

Heidegger, Adorno, Sartre et Deleuze (qui préférait toutefois le concept de virtuel à celui
de possible), Rancière tire à boulets rouges sur toute forme de réification faisant obstacle
au devenir-autre des corps sociaux.
Ensuite, le second couple conceptuel. Si Rancière valorise largement le dissensus,
c’est moins dans l’espoir d’alimenter indéfiniment les querelles intestines que pour
insister sur l’importance des discours et pratiques destinés à ébranler l’hégémonie
capitaliste. Opposant la « police » à la « politique », il associe grosso modo la première
aux dispositifs qui constituent et maintiennent l’ordre établi, puis la seconde aux mesures
concrètes capables de façonner et fissurer cet ordre. Mais comment mener à bien le
processus d’émancipation ? C’est à cette question que répond le philosophe lorsqu’il
s’attarde sur l’éveil des consciences et la puissance d’agir.
Enfin, donc, le troisième couple conceptuel. Que la conscience du grand nombre
doive être éveillée pour qu’advienne le projet révolutionnaire, voilà qui est évident pour
quiconque comprend que l’esprit est porteur de convictions et peut constituer un véritable
moteur d’action. Dans l’économie de l’œuvre de Rancière, à vrai dire, l’expression
« moteur d’action » est peut-être plus importante encore que celle d’« éveil des
consciences », puisque le philosophe s’en prend volontiers à ceux qui, tout en se donnant
« bonne conscience » d’un point de vue théorique, ne passent jamais à l’acte – leur

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système de pensée ayant ici un moindre impact sur le monde. Dans un intéressant dossier
publié au sein du magazine Spirale [2], certains auteurs ont mis l’accent sur le rôle que
doit jouer la prise de parole chez les opprimés dans le processus d’émancipation. Il est
bien vrai que la théorie et le verbe sont des éléments cruciaux en matière politique, en ce
qu’ils permettent de prendre une distance vis-à-vis du monde actuel et de réfléchir aux
fins à poursuivre en commun. Il faut cependant ajouter que la théorie et le verbe ne sont
que des moyens parmi d’autres d’atteindre l’objectif émancipatoire défendu par
Rancière ; car pour le philosophe, les mots ne doivent jamais rester que des mots et
doivent en venir à se faire chair.
Déjà chez Henry David Thoreau, on rencontrait cette idée qu’« [i]l y a de nos
jours des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes. » Il faut comprendre par là
qu’« [être] philosophe ne consiste pas simplement à avoir de subtiles pensées, ni même à
fonder une école, mais à chérir la sagesse pour mener une vie conforme à ses préceptes,
une vie de simplicité, d’indépendance, de magnanimité, et de confiance. Cela consiste à
résoudre quelques-uns des problèmes de la vie, non pas en théorie seulement, mais en
pratique. » [3] Ce souhait de réaliser concrètement ses désirs plutôt que de les laisser à
l’état de projets, ce principe très ranciérien selon lequel il importe de passer à l’action au
lieu de s’abimer dans la passivité, on les voit surgir en particulier aujourd’hui dans
l’œuvre filmique de Rodrigue Jean et le collectif « Épopée », dont certains opus
permettent aux filmés de devenir, non plus seulement des objets qu’on contemple, mais

des sujets qui s’expriment, agissent et se captent eux-mêmes par la caméra.
Or, bien avant Jean et Épopée, l’œuvre du documentariste Pierre Perrault avait
elle-même préfiguré ces idées. C’est en partie du moins ce qu’Olivier Ducharme et moimême avons modestement tenté de démontrer dans Une vie sans bon sens, essai que je
me permets de citer ici pour synthétiser la réflexion de Perrault à ce sujet : « L’interaction
entre le volet pratique et le volet théorique a sans doute un fond de vérité, car la pratique
peut supposer un arrière-plan théorique pour l’éclaircir et l’orienter, et toute théorie est
elle-même une production matérielle ; mais les conséquences ne sont pas forcément les
mêmes selon qu’on couche ses idées sur le papier ou qu’on s’engage en chair et en os au
sein de sa communauté – différence que tend à occulter l’effacement contemporain de la
distinction entre la théorie et la pratique. L’œuvre de Perrault lève le voile sur ce fait avec
une force inouïe. Renouant avec un certain partage entre la théorie et la pratique, qu’il
pense comme distinctes mais complémentaires, et prêchant lui-même par l’exemple en
tant que documentariste du direct, Perrault nous révèle à quel point la vie est l’occasion
d’une actualisation qui ne doit pas passer uniquement par l’écrit, mais aussi par le geste et
le dialogue en société. » [4]
Chez bon nombre de philosophes contemporains, la tendance est à l’effacement de
la distinction entre la théorie et la pratique – tendance qui affleure sous des formes
conceptuelles variées dans l’œuvre de Rancière. Pourquoi tenir à cet effacement ? On
cherche à rappeler ainsi, d’une part, l’interaction fondamentale entre la théorie et la
pratique, et, d’autre part, à souligner que les plus nobles idées qui soient doivent toujours

parvenir à s’incarner dans le monde lui-même, faute de quoi elles seraient défendues en
vain. Ici, bien que Rancière paraisse s’éloigner du souhait de Perrault de maintenir une
distinction nette entre la théorie et la pratique, il y a lieu de se demander si les ambitions
du cinéaste et auteur québécois ne rejoignent pas en définitive celles du militant et
philosophe français. Car si Perrault réaffirme le fossé entre le champ théorique et le
champ pratique, c’est non pas pour que la théorie existe en vase clos et n’ait aucun
prolongement pratique, mais pour exprimer cette idée simple et vraie, parfois négligée

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par la philosophie contemporaine et sa critique des dualismes : la théorie renvoie avant
tout au fait de prendre du recul par rapport à l’état actuel des choses et de mûrir
intellectuellement ses convictions, tandis que la pratique réfère davantage aux moyens
par lesquels on cherche à concrétiser ces mêmes convictions – toute théorie devant être
prolongée par une pratique avec laquelle, bien sûr, elle doit s’harmoniser. En ce sens, ce
n’est qu’à condition de reconnaître une certaine distinction entre la théorie et la pratique,
puis l’insuffisance de l’ordre symbolique dans la transformation du monde, qu’il devient
possible de vouloir prendre des mesures concrètes en vue de réaliser ses idées.
Autrement, on se contenterait à jamais de parler et théoriser sous prétexte qu’il s’agit déjà
là de pratiques.
Il paraît d’autant plus crucial de reconnaitre cette insuffisance de « l’ordre

symbolique » que les idées qui sont promues dans cet ordre ne correspondent pas
forcément à ce qui est en vigueur, à un moment donné, dans « l’ordre pratique ». En effet,
comme cela ressort d’un bel entretien entre Tristan Garcia et Alain Badiou [5],
interlocuteur de Rancière, de plus en plus de conservateurs se présentent aujourd’hui
comme « minoritaires » dans un contexte intellectuel qu’ils décrivent comme
« majoritairement progressiste ». Qu’on pense, au Québec, à Mathieu Bock-Côté,
Richard Martineau ou à la revue Égards, qui se dépeint fièrement comme la « revue de la
résistance conservatrice », ou qu’on songe à des auteurs comme Alain Finkielkraut en
France, la stratégie est évidente : il s’agit d’essayer de légitimer certains discours
réactionnaires sous prétexte que ces discours sont méprisés et évacués de l’espace
public ; il s’agit de se poser en victimes de la soi-disant « majorité gauchiste » dans
l’espoir de recueillir quelque sympathie populaire et de renforcer, par les mots (la
théorie), le socle sur lequel repose le système en place (la pratique). On l’aura compris :
si la droite se croit habilitée à porter le titre de « nouvelle minorité », c’est au motif que
l’ordre symbolique fait volontiers circuler, selon elle, des idées progressistes (dans les
journaux et les magazines, ainsi que, peut-on croire, dans les sciences sociales et les
cercles académiques).
Mais ces prétentions de la droite se heurtent vite à un mur. Outre qu’il est parfois
difficile de cerner avec précision et certitude qui est minoritaire et qui ne l’est pas [6], il
serait aisé de multiplier les noms de médias et d’individus de tendance droitière, les

précédents noms ne constituant que quelques exemples parmi d’autres. Ces derniers ne
sont donc peut-être pas aussi minoritaires qu’ils ne le laissent souvent entendre à des fins
stratégiques. Plus important encore : même en supposant très hypothétiquement que
l’ordre symbolique penche en général vers la gauche, du moins à certains endroits et à
certaines époques de la culture occidentale, ce n’est pas du tout une raison suffisante
pour que le capitalisme débridé ou les doctrines politiques identitaires ne méritent
davantage de sympathie de notre part – comme le suggèrent à tort certains « néoréactionnaires ». Soutenus par des gens de pouvoir tels que Trump, le capitalisme et le
principe de croissance économique constante produisent de nombreuses et très concrètes
injustices sociales, sans compter qu’ils tendent à détruire l’environnement ; de leurs
côtés, les doctrines politiques identitaires nourrissent le racisme et la haine, et freinent les
interactions possibles entre les groupes sociaux. Dans la pratique réelle, par conséquent,
le capitalisme et les doctrines identitaires jouent un rôle néfaste ; et quand bien même les
néo-réactionnaires se présenteront comme minoritaires dans l’ordre symbolique, leurs
convictions politiques demeureront largement injustifiées puisque l’ordre pratique révèle
objectivement la faiblesse de leurs positions. Autrement dit, à supposer même que les
discours de gauche soient « majoritaires » (ou tout au moins répandus) dans l’ordre

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symbolique, il faudrait conclure non pas que les néo-réactionnaires ont raison sur le fond,
mais que l’ordre symbolique peut parfois demeurer insuffisant, à lui seul, pour

transformer complètement ou efficacement le monde pratique dans lequel nous vivons –
bien que cet ordre puisse lui-même avoir un rôle à jouer dans cette transformation.
L’excellent dossier sur Rancière paru dans les Cahiers critiques de philosophie, et
qui s’intitule éloquemment « Gestes philosophiques », revient sur des questions
intriquées à des enjeux de ce type. Au cœur du texte sur lequel s’ouvre le dossier, Diletta
Mansella se demande « de quelle manière Jacques Rancière arrive-t-il à respecter la
contrainte de se tenir à l’écart de tout théoricisme ? C’est-à-dire comment arrive-t-il à ne
pas émettre de phrases d’ordre général […] ? » (p. 59) Si cela amène la commentatrice à
envisager la « mise en scène comme [un] dispositif transversal », Éric Lecerf aborde
quant à lui en priorité la mise en scène filmique dans « L’homme au tablier de cuir
s’invite au cinéma ». Sous sa plume, on apprend notamment que pour Rancière – et c’est
révélateur de certaines nuances de sa pensée – « il n’y a de politique que lorsque ceux qui
sont considérés comme inaptes à défendre leurs intérêts produisent une scène commune
où il ne sera pas seulement question du tort qui leur est fait, mais aussi des conditions
dans lesquelles celui-ci a pu s’instituer comme un élément structurant du langage
commun. » (p. 158) En d’autres termes, la « scène commune » qu’il s’agit de créer doit
être l’occasion d’aborder autre chose que les seuls préjudices que l’on subit soi-même,
dans l’isolement de son ego. La politique se trouve dès lors envisagée comme une mise
en perspectives des structures qui conditionnent une pluralité d’injustices : les « nôtres »
et les « leurs », plutôt que les « miennes » seules.

Il n’en demeure pas moins qu’il revient en bonne partie selon Rancière aux
exploités eux-mêmes – plutôt qu’à tout autre individu et en particulier les « élites
éclairées » (p. 93) – de prendre la parole pour dénoncer les injustices qu’ils subissent et
transformer le réel, comme l’expliquent en substance Maria Kakogianni dans son texte
puis, à partir d’une discussion de « l’histoire anti-mimétique » (p. 130) et de bien d’autres
thèmes, Ninon Grangé dans « Le soupçon ne connaît plus de doute. Rancière, l’histoire,
la vérité ». Tout particulièrement instructif se révèle être pour sa part, d’un point de vue
historique, l’article de Didier Moreau. Serrant de près les axiomes de Jacotot, l’auteur
jette une lumière des plus utiles sur une expression bien souvent galvaudée et tournée en
dérision, hier comme aujourd’hui : « la philosophie panécastique : “tout est dans tout” »
(p. 104). Il explique ainsi avec doigté la dette de Rancière à l’égard de son prédécesseur
pédagogue. Quant aux contributions d’Antonia Birnbaum et Patricia Atzei, elles éclairent
d’un jour nouveau ce qui est au cœur de la philosophie de Rancière : la notion de
politique elle-même et ses multiples facettes, pour ne pas dire les tensions qui la
parcourent.
Sans doute serait-il vain et réducteur de prétendre passer en revue chacune des
idées contenues dans ce dossier. Voilà pourquoi je me borne ici à les mettre en contexte et
à en recommander vivement la lecture. Le lecteur découvrira à la fin de ce dossier un
long et riche entretien entre Rancière, Julia Christ et Bertrand Ogilvie, entretien dans
lequel le philosophe ne ménage pas ses paroles sur la violence qu’on fait subir, à son avis,

à un nombre grandissant de cultures (populaires, alternatives ou autres) lorsqu’on les
introduit de force dans le champ de la culture académique (p. 182).
[1] Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 16.

5
[2] Martin Jalbert (dir.), « Jacques Rancière : le dissensus à l’œuvre », Spirale, no 220,
mai-juin 2008.
[3] Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, trad. de 1922 de L. Fabulet,
Paris, Gallimard, p. 22.
[4] Olivier Ducharme et Pierre-Alexandre Fradet, Une vie sans bon sens. Regard
philosophique sur Pierre Perrault, Montréal, Nota bene, 2016, p. 29.
[5] Tristan Garcia et Alain Badiou, « Contre-courant. La Commune », entretien animé par
Aude Lancelin, 2016, disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?
v=NJg49mBY3go Sur ces questions et d’autres, voir aussi ces excellents travaux : Tristan
Garcia, Nous, Paris, Grasset, 2016 ; Tristan Garcia, « Postface : critique et rémission », in
M. B. Kacem, Algèbre de la tragédie, Paris, Léo Scheer, 2014.
[6] Voir là-dessus Pierre-Alexandre Fradet, « Ni moderne, ni postmoderne, ni
réactionnaire : quelques remarques sur la postface de Tristan Garcia à Algèbre de la
tragédie »,
Strass

de
la
philosophie,
7
avril
2015,
en
ligne :
http://strassdelaphilosophie.blogspot.ca/2015/04/ni-moderne-ni-postmoderne-ni.html