A PROPOS DU DIWAN AL-MA'ARIF D'IBN 'ARABI

Studia Islamica, 1995/1 (juin) 81

NOTES ET/AND COMMENTAIRES/
COMMENTARIES

A PROPOS DU DIWAN AL-MA'ARIF D'IBN 'ARABI
Le precieux inventaire etabli par M. Osman Yahia dans son Histoire et classification de I'ceuvre d'Ibn 'Arabi est devenu, depuis sa publication a Damas en
1964, un instrument de travail indispensable pour tous les specialistes du Shaykh
al-Akbar. Inevitablement, cependant, bien des enigmes relatives a l'immense bibliographie akbarienne n'ont pas encore trouve leurs solutions; un examen plus
approfondi des textes, la decouverte de nouveaux manuscritsconduisent parfois,
d'autre part, a reviser l'attributionou la datation de certaines oeuvres (1). Le probleme que nous abordons ici est d'une autre nature.
Osman Yahia consacre dans son Repertoire (tome I, p. 190, R.G. 101) une
notice laconique au Diwdn al-Ma'arif, dont il signale trois manuscrits,se bornant,
comme indicationsur le contenu, a la seule mention: , poesies ,. Lanotice suivante
(pp. 190-191, R.G. 102) est consacree au Diwcn al-Shaykh al-Akbar: sous ce titre sont recenses de nombreux manuscrits- mais tous incomplets, precise 0. Yahia
- ainsi qu'une edition imprimee a Bulaq en 1271/1855 qui n'est en fait qu'une
reproduction d'une edition lithographiquepubliee, sans date, a Bombay. La question, qui vient immediatement a l'esprit,celle du rapportentre ces deux diwdn-s,
n'est pas posee. Nous voudrions l'examiner et apporter quelques elements de reponse a partird'une analyse des manuscritsdu Diwdn al-Ma'drif. Les comparaisons entre ce dernier et le Diwdn imprime nous ont &etconsiderablement facilitees par un article recent de M. Roger Deladriere (2) qui identifie l'origine de

(1) A titred'exemples,signalonsle caractereevidemmentapocrypheduQabs al-anwdr
(R.G.559) (voirla note de JJ. Witkam,Arabica,1979,I, p. 101); le Shajaratal-kawn(R.G.

666) doit etre restituea son veritableauteur,'Abdal-Salamb. Ahmadb. Ghanimal-Maqdisi
(cf. memoirede D.E.A.de M.YounesAlaouiMdaghir,
Sorbonnenouvelle,1990);le Tahdhib
etre rendua Yahyab. 'Adi(voirl'articlede K. Samit,
al-akhldq(R.G.745) doitpareillement
Arabica,1974,II,pp. 111-139et 1979,II,pp. 158-178).
b Diwand'Ibn'Arabi
(2) R. Deladriere, Le
,, Journal of the Ibn Arabi Societyn? 15,
Oxford,1994.
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NOTESAND COMMENTARIES

nombre de poemes figurant dans l'edition de Bulaq. M. Deladriere a bien voulu
en outre nous permettre d'utiliserle patient classement par rimes qu'il a etabli des
pieces rassemblees dans le texte imprime.
Rappelons tout d'abord que le Diwan al-Ma'drif (desormais, sigle DM, le Diwan imprime etant designe par le sigle D.) est mentionne par Ibn 'Arabidans les
deux documents autobiographiquesqu'il a laisses - a savoir le Fihris, redige en
627 h/1230, et l'Ijdza li-l Malik Mu.zaffar, datee de 632/1234 (3). Dans le Fihris (4), Ibn 'Arabilui donne pour titre: , Kitdb al-Ma'drif al-ildhiyya wa l-lafd'if

al-rabbdniyya fi ba'di md land min al-nazm ,, et, plus simplement, dans
l'Ijdza (5): Al-Ma'drif al-Ildhiyya ,. On observera au passage que c'est sous le
titre de Ma'drif ildhiyya qu'Ibn 'Arabi inclut cette oeuvre dans l'un et l'autrede
ces catalogues.
Des trois copies de cette somme poetique recensees par 0. Yahia, nous parlerons d'abord du ms. BN 2348, qui est de loin le plus complet. Le colophon nous
apprend qu'il a ete acheve le mercredi 10 sha'ban 1094/1683. Le nom du copiste,
Zayn b. 'Abd Allah, ne nous renseigne guere. Plus interessante est l'indicationdu
lieu ou cette copie a ete faite: il s'agit de Bijapur,nom de cette cite-etat du Sud
de l'Inde dont Richard Eaton a montre l'importancedans l'histoire du soufisme
indien (6). L'influenced'Ibn 'Arabis'y faisait fortement sentir, en particulierparmi
les maitres de la tariqa Chishtiyya(certains d'entre eux, aujourd'huiencore, accolent a leur nom la nisba , al-Akbari
, ) et l'on peut supposer que le copiste ou son
commanditaireappartenaita ce milieu.
Le manuscritcomporte 239 folios (35a-273a). La calligraphieest malheureusement d'une qualite assez deplorable et plusieurs folios sont rigoureusement indechiffrables.
Le titre complet de l'ouvrage,tel qu'il figure dans l'incipit,est impitoyablement
long: ,Kitdb tanazzul al-arwdh bi l-rawh wa 1-rayhdn wa 1-irwah wa ma 'rif
al-anwdr min sububhtihiwa latd'if al-asrdr wa l-arwdhjd 'atbihd al-amldk min
malakutihi 'inda tasarruf al-arwdah . Fort heureusement Ibn 'Arabilui a attribue
un second titre, plus succinct, qu'il mentionne dans l'introduction(f. 35b) immediatement apres le precedent: , Diwdn al-ma'drif al-ildhiyya wa l-latZ'if al-rabbdniyya , (" Le Recueil des connaissances divines et des subtilites seigneuriales O).
Relativement longue et excessivement dense, l'introduction(f. 35b-38) de DM

constitue a bien des egards un document d'une valeur inestimable - nous nous
proposons d'ailleursd'en analyser plus longuement le contenu dans un travailulterieur. Apres avoir rapidement indique que les regles qui fondent la structuredu
cosmos sont analogues a celles qui regissent l'organisation traditionnelle de la
qa$ida, l'auteurentreprend d'exposer les mobiles qui l'ont conduit a composer ce
vaste recueil dans lequel il a recense - dans les limites, precise-t-il, que lui impose
sa memoire - toute sa production poetique. Heureuse introspection qui nous livre
plusieurs informations precieuses et inedites sur les etapes de la biographie spirituelle du Shaykh al-Akbar - notamment en ce qui concerne les phases de son
investiture comme < Sceau de la Saintete muhammadienne- - ainsi que sur la
(3) Surle Fihriset l'Ijdza,voir0. Yahia,op.cit.,I, pp.38-50.
(4) Ms.YusufAga5624,f. 383.
(5) Ed.parA. Badawiin Al-Andalus,1955,vol.XX, fasc.1, p. 184.
(6) RichardM.Eaton,Sufisof Bijapur,1300-1700,Princeton,1978.

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NOTESET COMMENTAIRES

genese de son oeuvre poetique. Elle permet, en outre, de saisir le role privilegie
qu'Ibn 'ArabT(comme d'autresspirituelsmusulmansavant et apres lui) assigne a la
poesie, comme vecteur des haqa'iq et comme mode d'acces au 'llam al-khaydl

- ce que laissait d'ailleurs prevoir un passage tres singulier du chapitre 8 des
Futt2hdtdont la signification veritable a echappe a l'attention de Corbin.
Ce plaidoyer en faveur de la poesie mystique - car c'est aussi de cela qu'ils'agit
- s'acheve par une severe mise en garde l'encontre des esprits malveillantsqui
feindraient de ne pas comprendre que la passion amoureuse dont il est si souvent
question dans ces poemes, n'est que l'expression allegorique de l'ineffable desir
de Dieu, que les denommes
seul Nomm : Lui (7).

,Hind ,, Zaynab ,,, Nizam ,, etc., renvoient a un

Le recueil de poemes proprement dit s'etend du f. 38a au f. 273a et rassemble
essentiellement des qa$ida-s, de longueurs inegales, mais aussi de tres nombreux
mafdrid, ces vers , isoles, auxquels Ibn 'Arabia si souvent recours dans ses oeuvres. Pour les 150 premiers folios (8), le copiste precise les numeros de tomes et
de sections; a compter de la 51e section, soit la sixieme du second tome, il cesse,
helas, d'indiquerles tomes et se contente de marquerla fin de chaque section par
un laconique - intahd al-juz' , ce qui nous a tout de meme permis de reprendre
la numerotationdes sections la ou il l'avaitabandonnee. Sauf inadvertancede notre
part, DM totalise 102 sections reparties sur un nombre inconnu de tomes.
Signalons,d'autrepart,deux modificationsqui, au cours de l'ecriture,interviennent dans la presentation des poemes, et qui, si elles touchent a la forme, n'en sont

pas moins chargees de sens. Tout d'abord, a partirdu folio 153b, chaque nouvelle
section est inauguree par la priere que le Coran (Cor 20: 25-27) attribue au prophete Moise: , Seigneur, dilate ma poitrine, facilite-moi les choses, et delie ma
langue de sorte qu'ils comprennent mes paroles
,. La seconde transformationapparaitau folio 203b, a compter duquel chaque piece poetique - qu'ils'agisse d'une
qasida ou d'un yatim, d'un vers ,orphelin , - est precede d'une mention indiquant le riTb(, l'esprit ,) du poeme, son khdtir (sa - suggestion ,) et parfois (mais
seulement a partirdu folio 217) son samd' (son - audition ) (8b'S).
Cette seconde
innovation merite d'autantplus d'etre soulignee que l'expression , wa l-rz4b, fait
manifestement echo au premier titre attribuepar Ibn 'Arabia ce Diwan: Tanazzul al-arwbdh...
.
L'examen de DM souleve d'emblee deux questions: en premier lieu, a quels
ouvrages appartiennentles poemes de DM ? IIne sauraits'agiren effet de poemes
originaux,propres a ce recueil: Ibn 'Arabi,nous l'avons vu, prend soin de preciser
dans la preface qu'il s'est efforce de rassembler, autant que cela lui etait possible,
toute sa production poetique dans cet ouvrage. En second lieu, l'agencement de

(7) Ibn 'Arabile dit expressement a plusieurs reprises notamment f. 183b, ou encore f.
203b, oi il declare dans le premiers vers d'une qasida: J'ai un Bien-Aime qui porte le nom
de tous ceux qui ont un nom,.
(8) Au f. 139b le copiste declare notamment: , Avec la fin de cette 45e section s'acheve

le premiertome; la 46e section qui suit correspondanti la premiere section du second tome .
(8 bis) Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, l'auteur declare a propos d'un poeme situe
f. 244b: , wa l-rui sultdni, wa l-khdtir malaki, wa l-samd'falaki ,. Le , riTb refere a la
source d'inspirationd'ou procedent les vers, le , khdtir, a leur perception intellectuelle, le
(25).Signalons par ailleurs, que, dans les Futadat
(III, p. 119), Ibn 'Arabimentionne un ,juz'al-zaynabiyydt , dont il cite un vers
qui se trouve dans DM (f. 230a); on remarque en outre, que le poeme auquel
appartientce vers, s'inscritdans une serie de sections que l'on pourrait intituler,
selon le cas, Hindiyyat ,, , Maryamiyyat , et surtout une tres longue serie de
- Nizamiyyat (26) (qui, contrairement a ce que l'on serait tente de croire, ne sont
pas identiques aux poimes du Tarjumdn).
Enfin, il ne faut pas oublier que, outre le Tarjumdn, Ibn 'Arabi a compose
d'autres recueils de poemes, notamment ce Kitdb inzdl al-ghuyub 'aai mardtib
al-qulab qu'il mentionne dans le Fibris parmi ses ouvrages perdus (27). Tout ceci
nous porte a croire qu'unepartie,probablementassez importante,des poemes dont
nous n'avons pas retrouve la source proviennent d'un ou de plusieurs recueils de
vers composes a une epoque anterieure par Ibn 'Arabi.
Le manuscritFatih 5322 de la Sulaymaniyye appartienta un recueil, datant du
xe siecle de l'hegire, qui comprend toute une longue serie d'ecrits dIbn 'Arabi,
generalement copies avec beaucoup de soin et par un copiste qui, manifestement,

comprend ce qu'il transcrit. Malheureusement DM n'occupe que les folios
213-214b, et comme le precise l'excipit, il ne reproduit que la preface (sadr) du
Diwdn, c'est-a-dire qu'il correspond aux folios 35b-38a du manuscrit 2348 de la
B.N.

(24) Cf.R.Deladriere,art.cit.
(25) F. 239b-241b.
(26) IIfautsoulignerque biensouventl'expression
litteralede ces verssontd'uneteneur

beaucoup plus scandaleuseque ne le sont les poemes du Tarjumdn qui, on le sait, susciterent

le courrouxdesfuqahb
(27) Cf. O. Yahia,R.G.103,295, 542.

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NOTES ET COMMENTAIRES

Latroisieme copie de DM signalee par 0. Yahia (Berlin, 7746 spr 1108) compte

62 folios; l'incipit indique comme titre, ,Diwdn murtajaldt al-Shaykh...
a l-lat'if al-rabbdniyya ,. Suial-Hltimi al-mawsam bi l-ma'drif al-ildhiyy wa
vent quelques indications donnees par le copiste, dans une ecriture extremement
serree - et plus ou moins lisible - oii il fait notamment allusion a une