Transitions rythmiques et frontières narratives dans le Chant X de l’Enfer

focuser, bien entendu, c’est tout résultat qui s’écarte de façon significative de la moyenne. Envisagé de cette perspective, le Chant V de l’Enfer reste tout près des valeurs moyennes enregistrées, en fait de variation rythmique. En revanche, on constate dans le Chant XXX du Paradis un emploi nettement plus élevé du type C, alors que l’emploi du type C, dans le Chant XXVI du Purgatoire, est très inférieur à la moyenne. On constate également dans le Chant X de l’Enfer un suremploi notable du type A1. D’après mon expérience, une étude plus détaillée d’une unité manifestant des valeurs inattendues de ce genre vous mettra souvent sur la piste de phénomènes nouveaux et intéressants dans le texte dantesque. Ici je me contenterai cependant d’en relever deux, vu le but de cet article qui est donc de mettre en lumière des effets de sémantisation obtenus au moyen d’une variation rythmique extrêmement subtile.

4. Transitions rythmiques et frontières narratives dans le Chant X de l’Enfer

En tant que lecteur d’une œuvre de qualité reconnue, l’on ne s’étonnera guère de voir un poète qui s’exprime en vers réguliers rechercher toute la variation rythmique autorisée par le schéma métrique. La présence d’une telle variation peut même se considérer comme une finesse esthétique, vu la nécessité d’éviter une impression de monotonie chez le lecteur – ou chez l’auditeur, puisqu’il peut aussi s’agir d’une lecture par le biais de la récitation. Pour ce qui est de Dante, il a dû systématiquement tâcher de conférer à ses hendécasyllabes une forme rythmique très variée, ambition naturelle dans une œuvre aux dimensions aussi colossales que celles de la Divine Comédie avec ses 14.233 vers. Mais doit-on pour autant considérer la variation rythmique dans une œuvre poétique comme surtout destinée à satisfaire à des exigences d’harmonie, comme ayant pour unique but la fonction décorative ? En étudiant dans le détail la répartition des configurations rythmiques à l’intérieur d’un chant individuel, on a vite fait de découvrir que Dante a également dû utiliser la distribution des diverses variantes rythmiques à des desseins autres que le seul besoin d’empêcher chez les lecteurs une fatigue causée par des rythmes sans cesse répétés. Étant donné ces faits, je formulerai l’hypothèse suivante concernant le Chant X de l’Enfer : lorsque deux vers contigus appartiennent à des configurations rythmiques distinctes, Dante a utilisé le contraste qui en résulte comme un moyen pour signaler une frontière narrative. Cette hypothèse, notons-le, n’exclut pas que de tels contrastes ont pu être employés pour un autre but, dans d’autres chants ou dans d’autres passages du Chant X. Pourquoi Dante aurait-il procédé ainsi dans ce chant particulier ? La réponse à cette question me semble avoir un rapport avec la composition générale du Chant X. Constatons d’abord qu’il se compose de 136 vers et que le dialogue y occupe une place nettement plus importante que dans la plupart des autres chants de la Comédie. Au total, il s’agit de 21 5 répliques, ce qui correspond à 67 de l’ensemble du texte. Les 33 restants comportent des passages de caractère narratif. Constatons ensuite que le passage du dialogue au récit coïncide en général avec la fin du vers. Il s’ensuit que, arrivé à la frontière entre deux vers consécutifs, le poète doit trouver un moyen pour signaler une éventuelle transition, qu’il s’agisse de passer d’un locuteur au suivant, ou du dialogue à la narration ou l’inverse. Ceci vaut surtout dans une situation où le texte est récité, car l’auditeur ne peut plus alors recourir à la ponctuation pour signaler la transition. Quelle est la solution choisie par Dante pour résoudre ce problème ? Le Chant X, qui est riche en transitions de ce genre, nous servira d’illustration. Plus exactement, il y en a 34, ce qui nous fournit autant de points d’observation. J’ai organisé mes observations en trois groupes. Le premier, présenté au tableau 2, concerne les transitions où le texte passe de la narration au dialogue. Ce tableau fait figurer, en colonne 2, une indication de la variante rythmique du premier des deux vers contigus dit « a », ensuite, en colonne 3, de celle du second vers dit « b ». Une astérisque indique l’emplacement d’un signal de transition autre que le passage d’un type rythmique à un autre. Tableau 2. Transition d’un passage narratif au dialogue Localisation des vers contigus Type rythmique ligne a Type rythmique ligne b Proposition incise ou invocation – indices au point de transition 3-4 C1 A1 4 O virtù somma - ’O, vertu suprême’ 30-31 A1 A1 31 Ed el mi disse - ’Et lui me dit’ 38-39 A1 A1 39 dicendo - ’en disant’ 41-42 A1 A1 42 mi dimandò - ’me demanda-t-il’ 45-46 A1 A1 46 poi disse - ’puis il dit’ 57-58 A1 A1 58 piangendo disse - ’en pleurant il dit’ 66-67 A1 D 67 Di subito drizzato gridò - ’il se leva en s’écriant’ 76-77 A1 A2 76 e sè continuando al primo detto - ’et sur ces paroles il reprit’ 88-89 A2 C1 89 ”A ciò non fu’ io sol” disse - ’dit-il’ 109-110 C2 A2 110 dissi - ’dis-je’ 117-118 A1 A2 118 Dissemi - ’me dit-il’ 124-125 A2 C2 125 mi disse - ’me dit-il’ 126-127 A1 A1 126 E io li sodisfeci al suo dimando -’Et moi, je lui répondis’ Ici on constate que, dans 6 cas sur 13, les deux vers situés à la frontière appartiennent au même type rythmique A1, fait qui n’appuie certes pas l’hypothèse selon laquelle un contraste rythmique entre le vers a et le vers b, dans un couple de vers contigus, s’emploie pour signaler une frontière. Au contraire, il ressort de la colonne 4 que la transition d’un passage narratif à un passage citant les paroles d’un locuteur est presque toujours marquée de façon explicite par la présence d’un verbe déclaratif précédant la réplique p.ex. Ed el mi disse. Et, au début du vers 4, il y a une invocation pour marquer la frontière entre les vers 3- 4. En fait, une invocation ne saurait apparaître que tout au début de l’énonciation, car si le locuteur adresse une invocation à son interlocuteur, c’est justement qu’il désire rendre celui-ci plus disposé à l’écouter. 6 Ceci dit, on constate tout de même que la frontière entre dialogue et récit a été démarquée par un évident contraste rythmique dans 7 cas sur 13. On notera également que dans le cas des vers 88-89, où le verbe déclaratif disse n’apparaît que vers la fin de la ligne 89 et où la frontière est donc bien moins marquée qu’aux autres points de transition, il se produit un changement de rythme où le type A2 se voit succéder par C1, un type d’une saillance particulière. En plus, on trouve dans le vers 88 une description des gestes du locuteur qui, à son tour, s’accompagne d’un changement de la personne grammaticale à partir du vers 89. Syllabe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 type Inferno, X v. 88      A2 Poi ch’ebbe sospirato e ‘l capo scosso, v. 89      C1 “A ciò non fu’ io sol” disse, “nè certo La conclusion qu’on tirera de ces observations, c’est a que le passage d’une partie narrative au dialogue ne coïncide pas toujours avec un changement du rythme au point de transition situé entre deux vers contigus ; et b que le vers b du couple de vers contigus renferme régulièrement une invocation ou un verbe déclaratif annonçant une citation, ce qui contribue à rendre redondant l’emploi d’encore un signal de transition. Or, le fait que plus de la moitié des cas de ce type coïncident avec un changement rythmique suggère que le changement de rythme assume une fonction de support ou de renforcement, en particulier à la récitation. Quant aux transitions du second groupe, présentées au tableau 3, elles coïncident avec le passage d’un locuteur au suivant. Il s’agit donc d’énoncés appartenant à deux répliques différentes. Comme il ressort du tableau, ce genre de passage s’accompagne, dans 7 cas sur 8, d’un changement de rythme. Constatons également à la frontière 21-22 – la seule à ne pas faire figurer de changement rythmique – la présence d’une invocation au début du vers 22 O Tosco che …. Mais que le rythme change ou non en passant du vers a au vers b, il y a partout une indication explicite sous forme d’une invocation, d’un verbe déclaratif qui annonce une citation ou d’une exclamation Deh à la frontière 93-94. Tableau 3. Transition d’une réplique à la prochaine au sein du même dialogue Localisation des vers contigus Type rythmique ligne a Type rythmique ligne b Proposition incise, invocation ou exclamation – indices au point de la transition 9-10 C4 D 10 Ed elli a me: - ’Et lui me dit:’ 18-19 A1 C3 19 E io: - ’Et moi, je dis:’ 21-22 A1 A1 22 O Tosco che, - ’O Toscan qui’ 48-49 A2 C4 50 rispuosi lui , - ’je lui répondis’ 60-61 A1 C3 61 E io a lui: - ’Et moi, je lui dis’ 84-85 C3 A1 85 Ond’io a lui: - ’Alors je lui dis’ 93-94 A1 C2 94-95 Deh, se riposi mai vostra semenza”, prega’io lui – ’je le priai’ 99-100 C3 B 101 […] disse - ’dit-il’ 7 Même si l’on assiste à un changement de configuration rythmique à chaque fois qu’un locuteur succède à un autre, on constate que Dante ne se sert pas du changement de rythme comme seul moyen pour signaler qu’un nouvel locuteur a pris la relève de celui qui avait la parole. Comme nous l’avons observé à propos du premier groupe, le changement rythmique semble plutôt avoir la fonction de marquer, avec un peu plus d’insistance, qu’un nouvel locuteur est arrivé sur la scène. D’une certaine manière, la frontière 99-100 est exceptionnelle en ce que le verbe déclaratif indiquant qu’un nouvel locuteur a pris la parole arrive seulement dans le vers 101 avec disse. Cela revient à dire que, jusqu’à la fin du vers 100, la substitution d’un locuteur à l’autre n’a été marquée que par le passage du type rythmique C3 à B. Syllabe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 type Inferno, X v. 99      C3 e nel presente tenete altro modo.” v. 100      B “Noi veggiam, come quei c’a mala luce, v. 101      A1 le cose” disse “che ne son lontano; La même chose vaut pour la transition de 48 à 49, où le verbe déclaratif signalant un changement de locuteur n’apparaît qu’au vers 50. Syllabe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 type Inferno, X v. 48      A2 sì che per due fïate li dispersi”. v. 49     C4 “S’ei fur cacciati, ei tornar d’ogni parte”, v. 50      C1 rispuosi lui “l’una e l’altra fïata; Dans le troisième groupe ont été étudiées les transitions qui vont du dialogue au récit. Les résultats sont exposés au tableau 4, où nous voyons qu’aux 13 points d’observation il y a un changement de rythme dans tous les cas sauf un : la frontière entre les vers 39 et 40. Notons ici l’absence d’indices sous forme de verbes déclaratifs, invocations ou exclamations. Tableau 4. Transition d’un dialogue à un passage narratif Localisation des vers contigus Type rythmique ligne a Type rythmique ligne b Transition du dialogue à la narration – indices au point de la transition 27-28 C3 A1 TEMPS-D 1-2PSG → 3PSG TEMPS-N 33-34 C2 A1 TEMPS-D 2PSG IMPÉRATIF → 1PSG TEMPS-N 39-40 A1 A1 TEMPS-D 2PSG → 1PSG TEMPS-N 42-43 A1 A2 TEMPS-D 2PSG QUESTION → 1PSG TEMPS-N 51-52 A1 B2 TEMPS-D 2PPL → 3PSG TEMPS-N 63-64 A2 A1 TEMPS-D 1PSG → 3PPL TEMPS-N 69-70 A1 C4 TEMPS-D 2PSG → 3PSG TEMPS-N 87-88 A1 A2 TEMPS-D 1PPL → 3PSG TEMPS-N 108-109 C4 C2 TEMPS-D 2PSG → 1PSG TEMPS-N 110 dissi 114-115 C4 A1 TEMPS-D IMPÉRATIF 2PPL → 3PSG TEMPS-N 120-121 C3 A2 TEMPS-D 1PSG → 3PSG TEMPS-N 125-126 C2 A1 TEMPS-D 2PSG QUESTION → 1PSG TEMPS-N 132-133 C3 A1 TEMPS-D 2PSG → 3PSG TEMPS-N 8 En faut-il conclure que le changement de rythme, au point de la transition du vers a au vers b, constitue la seule marque signalant le passage du dialogue à la narration ? Il me semble que non. Dans la dernière colonne du tableau 4 sont exposés deux facteurs susceptibles de nous fournir d’autres indices indirects, certes, mais néanmoins importants. Tous les deux sont reliés au contenu du texte. Il s’agit notamment du référent du sujet et de l’emploi du temps. Dans le cadre du récit, le sujet de la phrase est typiquement à la troisième personne 11 . Et il est anaphorique par le fait qu’il renvoie à un syntagme nominal dans le texte précédent. Le récit prototypique se déroulant dans le passé, le choix du temps normal, c’est le passé simple qui renvoie à un point sur l’axe du temps situé dans le passé et qui manque de rapport direct avec la situation d’énonciation et ses actants. D’autres temps comme le plus-que- parfait et le passé du conditionnel s’utilisent pour référer à des moments qui précèdent ou succèdent à ce point de l’axe du temps. Contrairement au récit, le dialogue se caractérise par l’emploi de pronoms personnels à la première et deuxième personnes. Ces expressions se réfèrent directement aux actants du dialogue et sont donc déictiques. Ainsi, pour établir l’identité du référent de l’un de ces pronoms, l’on scrutera la situation d’énonciation. Il en va de même pour l’ensemble des temps susceptibles d’accompagner ces déictiques : au niveau de l’interprétation, ils se définissent tous à partir du point sur l’axe du temps constitué par le hic et nunc du locuteur. Les temps verbaux utilisés avec ces pronoms – notamment le présent, le passé composé et le futur simple – s’intègrent dans un système indépendant que Benveniste, dans un article célèbre 1966, p. 237-250, avait choisi d’appeler « discours ». La contrepartie narrative de ce système, c’est donc le « récit », avec son ensemble particulier de pronoms et de temps verbaux. Au tableau 4 l’abréviation TEMPS-N s’associe au système du récit et à la troisième personne du singulier 3PSG ou pluriel 3PPL, alors que TEMPS-D renvoie au système du discours avec la première ou la deuxième personne 1 ou 2 PSG ou PPL. L’analyse de Benveniste me semble également convenir à l’italien de Dante, sauf que les temps verbaux concernés seront à ce moment-là le passato remoto, le trapassato et le condizionale remoto, pour TEMPS-N, et le presente, le passato prossimo et le futuro semplice, pour TEMPS-D. Revenons-en maintenant au Chant X et le tableau 4. Ici, il s’agit donc d’un type de transition où le texte passe du dialogue au récit. Comme le démontre la colonne 4, on assiste chaque fois au passage d’un TEMPS-D, avec ses pronoms déictiques, vers un TEMPS-N avec ses pronoms anaphoriques à la troisième personne, qui, me semble-t-il, constituent autant de traces susceptibles de fonctionner comme indices de la frontière passée. 11 On notera cependant que le sujet peut, exceptionnellement, être à la première personne, situation qui se rencontre dans la Commedia vu que Dante prétend raconter ce qui lui est arrivé lors d’un voyage à travers les trois royaumes de la mort. 9 Comment s’explique, dans cette situation, l’absence d’indices du type évoqué tout à l’heure, à propos des tableaux 2 et 3, c’est-à-dire un verbe déclaratif, une exclamation ou une invocation? On notera d’abord qu’il serait en principe impossible de conclure une réplique par une invocation : une invocation se situe par définition tout au début d’une énonciation. Quant aux exclamations ou verbes déclaratifs, on constate que la place en début d’énoncé leur convient beaucoup mieux que d’être placés en fin d’énoncé. La conclusion qui s’impose, c’est que le passage d’un temps du discours à un temps du récit – accompagné du changement correspondant de pronoms personnels – constitue souvent en lui-même une ligne de démarcation suffisante. Mais le fait que, dans ce groupe, toutes les transitions sauf une seule 12 sur 13 s’accompagnent aussi d’un changement de rythme peut s’interpréter comme significatif. Peut-être le passage du discours au récit – indice indirect et assez subtil – a-t-il besoin du support offert par un changement rythmique pour mettre en lumière les frontières entre passages narratifs et dialogiques dans le texte ? En effet, à la frontière qui tranche avec les autres 39-40, on observe qu’un subjonctif à valeur impérative sien conte adressé à un « tu » le parole tue se fait suivre d’une subordonnée munie d’un sujet à la première personne io et un verbe au passato remoto fui. Autrement dit, il s’agit d’un passage du discours au récit suffisamment clair pour ne pas nécessiter un changement de rythme. Syllabe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 type Inferno, X v. 39       A1 dicendo: “Le parole tue sien conte”. v. 40      A1 Com’ io al piè della sua tomba fui, Comme nous venons de le voir, la distribution des contrastes rythmiques, dans le Chant X de l’Enfer, ne s’explique pas uniquement par le souci du poète de créer un texte moins monotone et plus vivant. Tout porte à croire que Dante s’en est également servi pour obtenir un effet de sémantisation consistant à mettre en valeur les différentes voix que le lecteur rencontrera dans ce chant. Il s’agit à la fois de la voix du narrateur, Dante, et de celles de tous les autres acteurs qui, à tour de rôle, entrent en scène pour dire leur mot. Bref, la transition d’une configuration rythmique à une autre semble définitivement fonctionner comme un signal démarcatif porteur de sens.

5. La fonction mimétique du rythme dans le Chant XXX du Paradis