3. Configurations rythmiques dans la Divine Comédie
Sur la base d’un corpus qui se compose des Chants V et X de l’Enfer, du Chant XXVI du Pur- gatoire et du Chant XXX du Paradis, j’ai effectué des analyses minutieuses sur l’ensemble des
vers afin d’identifier toutes les configurations rythmiques qui s’y retrouvent. La conclusion qui s’impose est qu’on peut – en simplifiant un peu – regrouper les hendécasyllabes de Dante
dans trois catégories rythmiques principales, ici désignées A, B et C.
Dans la première configuration, A, il est possible d’analyser les voyelles des positions 2-4-6-8-10 de l’hendécasyllabe comme figurant dans une position forte, un peu comme en
métrique accentuelle. Cela signifie que dans ces positions figure soit une syllabe tonique, soit une syllabe atone. Dans les syllabes 1-3-5-7-9-11, par contre, ne sont admises que les syllabes
inaccentuées, donc atones. En voici un exemple – le vers 40 du Chant V de l’Enfer – qui montre la distribution des accents, tout en faisant le départ entre voyelles toniques carrés
noirs et voyelles atones carrés blancs :
Syllabe 1 2
3 4
5 6
7 8
9 10
11 type
Inferno, V
6
v. 40
A1 E come li stornei ne portan l’ali
v. 82
A2
Quali colombe, dal disio chiamate
Le vers 82 de l’Enfer V – notons-le – constitue une variante du type A, en faisant figurer, au début du vers, un trochée à la place de l’ïambe du vers 40. J’appellerai ces types
respectivement A1 et A2. Le type A1 se retrouve approximativement dans la moitié des vers analysés, alors que le type A2 apparaît dans un quart des vers. Les vers du type A se
conforment à ce que j’appellerais un postulat ïambique.
Quant aux types B et C, ils tranchent avec un tel postulat. C’est qu’ils renferment une ou plusieurs syllabes toniques en position faible figurant à côté d’une syllabe atone en
position forte, situation qui tranche avec un tel postulat. Ces types ont une fréquence beaucoup moins élevée. Ainsi, en moyenne, le type B s’emploie dans une vingtième des cas,
tandis que l’emploi de C correspond à une cinquième des observations. Considérons quelques exemples de B d’abord et, ensuite, de C qui se manifeste sous la forme des quatre variantes
C1-C4 :
Syllabe 1 2
3 4
5 6
7 8
9 10
11 type
Inferno, V v. 20
B
Non t’inganni l’ampiezza dell’entrare
v. 100
C1
Amor, ch’al cor gentil ratto s’apprende
v. 113
C2
Quanti dolci pensier, quanto disio
v. 1
C3 Così discesi del cerchio primaio
v. 61
C4 L’altra è colei che s’ancise amorosa
6
Les passages de Dante ont été cités d’après l’édition critique de Vandinelli 1987.
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Le type B se caractérise par un début de vers trochaïque et s’aligne ensuite sur le schéma prototypique c’est-à-dire A1 à partir de la sixième syllabe
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. Le dénominateur commun des quatre variantes du type C se situe dans la seconde moitié du vers, où l’accent
tombe sur les syllabes 7 et 10. Ceci correspond à une figure rythmique bien connue qui, dans la métrique, s’appelait « adonius », mais qu’on rencontrait également en prose médiévale en
particulier chez Dante sous la dénomination « cursus planus »
8
. Elle se retrouve aussi dans le quatrième vers de la strophe saphique
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et à la fin de l’hexamètre de l’Antiquité grecque. À l’intérieur du type C on notera une différence quant au nombre des syllabes
accentuées. On constate ainsi que C1 et C2 renferment chacun cinq syllabes accentuées, alors que C3 et C4 n’en comportent que quatre. Toute autre lecture est exclue. La raison, c’est que
cela nécessiterait une prononciation qui fasse tomber l’accent métrique sur une syllabe atone. Un autre trait important réside dans cette espèce de hiatus qui se produit entre les syllabes 6 et
7, qui sont toutes les deux accentuées, dans C1 et C2. Mais ce qui est le plus important à retenir ici, c’est le contraste rythmique global existant entre l’ensemble des vers du type C et
tous les autres types.
Au tableau 1 ci-dessous, on pourra étudier les données statistiques obtenues pour l’ensemble du corpus. En colonne 2, on retrouvera ainsi la fréquence moyenne de chaque type
calculée sur l’ensemble du corpus. Si l’on veut connaître des détails sur la distribution de ces variantes rythmiques, il faudra consulter les colonnes 3-6 que l’on comparera ensuite avec les
moyennes de la colonne 2.
Tableau 1. Fréquences moyennes des types de configurations rythmiques
Type de con figuration
Fréquences moyennes calcu lées sur l’ensemble du corpus
Inferno Canto V
Inferno Canto X
Purgatorio Canto XXVI
Paradiso Canto XXX
A1 47,9
46,5 57,3
48,6 39,8
A2 24,5
27,5 16,2
27,9 26,3
A 72,4
74 73,5
76,5 66,1
B 6,2
3,5 5,9
8,5 6,8
C 19,6
21,8 16,2
13,6 26,4
D
10
1,8 0,7
4,4 1,4
0,7
Notons à ce propos qu’une étude des fréquences qui se combine avec une analyse de la distribution du même phénomène permet souvent de faire des découvertes intéressantes,
surtout s’il s’agit d’une écriture aussi complexe et aussi élaborée que celle de la Divine Comédie. C’est donc un outil de recherche d’une valeur heuristique indéniable. Ce qu’il faut
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Le type B aussi fait apparaître plusieurs variantes, dont il ne sera pas question ici. L’écart se situe toujours dans le cadre des quatre premières syllabes c’est-à-dire, dans les deux premiers pieds.
8
Voir à ce sujet Janson 1975.
9
Par exemple dans [sas ypa ku j].
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La catégorie D renferme le peu d’exemples qui ne semblent pas s’aligner sur les types A-C. En tenant compte d’un corpus moins réduit, elle pourrait éventuellement donner lieu à encore une catégorie.
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focuser, bien entendu, c’est tout résultat qui s’écarte de façon significative de la moyenne. Envisagé de cette perspective, le Chant V de l’Enfer reste tout près des valeurs moyennes
enregistrées, en fait de variation rythmique. En revanche, on constate dans le Chant XXX du Paradis un emploi nettement plus élevé du type C, alors que l’emploi du type C, dans le
Chant XXVI du Purgatoire, est très inférieur à la moyenne. On constate également dans le Chant X de l’Enfer un suremploi notable du type A1. D’après mon expérience, une étude plus
détaillée d’une unité manifestant des valeurs inattendues de ce genre vous mettra souvent sur la piste de phénomènes nouveaux et intéressants dans le texte dantesque. Ici je me contenterai
cependant d’en relever deux, vu le but de cet article qui est donc de mettre en lumière des effets de sémantisation obtenus au moyen d’une variation rythmique extrêmement subtile.
4. Transitions rythmiques et frontières narratives dans le Chant X de l’Enfer