Comment s’explique, dans cette situation, l’absence d’indices du type évoqué tout à l’heure, à propos des tableaux 2 et 3, c’est-à-dire un verbe déclaratif, une exclamation ou une
invocation? On notera d’abord qu’il serait en principe impossible de conclure une réplique par une invocation : une invocation se situe par définition tout au début d’une énonciation. Quant
aux exclamations ou verbes déclaratifs, on constate que la place en début d’énoncé leur convient beaucoup mieux que d’être placés en fin d’énoncé.
La conclusion qui s’impose, c’est que le passage d’un temps du discours à un temps du récit – accompagné du changement correspondant de pronoms personnels – constitue
souvent en lui-même une ligne de démarcation suffisante. Mais le fait que, dans ce groupe, toutes les transitions sauf une seule 12 sur 13 s’accompagnent aussi d’un changement de
rythme peut s’interpréter comme significatif. Peut-être le passage du discours au récit – indice indirect et assez subtil – a-t-il besoin du support offert par un changement rythmique pour
mettre en lumière les frontières entre passages narratifs et dialogiques dans le texte ? En effet, à la frontière qui tranche avec les autres 39-40, on observe qu’un subjonctif à valeur
impérative sien conte adressé à un « tu » le parole tue se fait suivre d’une subordonnée munie d’un sujet à la première personne io et un verbe au passato remoto fui. Autrement
dit, il s’agit d’un passage du discours au récit suffisamment clair pour ne pas nécessiter un changement de rythme.
Syllabe 1 2
3 4
5 6
7 8
9 10
11 type
Inferno, X v. 39
A1 dicendo: “Le parole tue sien conte”.
v. 40
A1
Com’ io al piè della sua tomba fui,
Comme nous venons de le voir, la distribution des contrastes rythmiques, dans le Chant X de l’Enfer, ne s’explique pas uniquement par le souci du poète de créer un texte
moins monotone et plus vivant. Tout porte à croire que Dante s’en est également servi pour obtenir un effet de sémantisation consistant à mettre en valeur les différentes voix que le
lecteur rencontrera dans ce chant. Il s’agit à la fois de la voix du narrateur, Dante, et de celles de tous les autres acteurs qui, à tour de rôle, entrent en scène pour dire leur mot. Bref, la
transition d’une configuration rythmique à une autre semble définitivement fonctionner comme un signal démarcatif porteur de sens.
5. La fonction mimétique du rythme dans le Chant XXX du Paradis
Passons maintenant au Chant XXX du Paradis qui nous mettra en présence d’une forme différente de sémantisation. Il convient d’abord de regarder de plus près les propriétés
rythmiques de ce chant. Il ressort du tableau 1 que, dans tous les chants analysés sauf celui-ci, environ trois quarts des vers s’alignent sur le schéma rythmique de base, A. Il en ressort aussi
10
que, dans le Chant XXX, il n’y a que deux tiers des vers qui font apparaître cette configuration rythmique particulière. Mais l’écart en question ne touche pas le type A2 qui, contrairement à
A1, débute par un trochée et dont la moyenne remonte à 26,3 à comparer avec les 24,5 calculés pour l’ensemble du corpus. Ce qui se passe, c’est que la variante C, qui se termine
par la figure rythmique dite « adonius » cf. 3, ci-dessus, se verra attribuer – au détriment de A1 – une proportion augmentée correspondant à 26,4 des vers, chiffre à comparer avec
19,6 pour l’ensemble des chants examinés ou 16,2 et 13,6 respectivement pour le Chant X de l’Enfer et le Chant XXVI du Purgatoire.
Les signes indicateurs d’un effet prémédité par l’auteur me semblent tout à fait convaincants. Voici pourquoi. Dans le Chant XXX, s’étant fait guider par Beatrice, Dante
arrive comme chacun sait à l’Empyrée, « al ciel ch’ è pura luce », autrement dit au ciel fait de pure lumière. Tout au long de ce chant, c’est la candida rosa qui se trouve au centre de
l’intérêt. Il s’agit de la rose d’où émane la lumière et dont les pétales blanches servent de sièges aux habitants du Paradis. Or, cette rose, d’une blancheur éblouissante, n’y fait pas
l’objet d’une véritable dénomination. Ce n’est qu’au premier vers du chant suivant qu’elle se voit nommer en toutes lettres – comme candida rosa – une expression qui s’aligne, du point
de vue du rythme, sur la figure dite adonius. Voici le premier tercet du Chant XXXI :
Syllabe 1 2
3 4
5 6
7 8
9 10
11 type
Paradiso, XXXI v. 1
C3
In forma dunque di candida rosa
v. 2
A2
mi si mostrava la milizia santa
v. 3
A2
che nel suo sangue Cristo fece sposa;
A mon avis, il s’agit là d’un fait significatif. Selon mon hypothèse, on devrait regarder l’emploi sans cesse renouvelé de vers du type C dans le Chant XXX comme autant de
préfigurations de l’articulation effective réalisée au vers 1 du Chant XXXI. Un lecteur ou auditeur n’aura aucun problème à reconnaître la structure rythmique du nom de la rose : elle
se laisse facilement identifier comme celle qui caractérise tous les fins de vers du type C. Dès lors, cette structure fonctionnera comme une représentation mimétique du « nom » de la rose,
c’est-à-dire candida rosa.
Or, en soumettant le texte à un examen plus détaillé, visant des parties plus limitées du texte, on va découvrir une augmentation autrement plus accentuée des occurrences de la
figure dite adonius. Nous venons de le voir, l’emploi du type C s’élève à 19,6 dans les quatre chants pris globalement et à 26,4 dans le Chant XXX dans sa totalité. Si nous nous
limitons à prendre en considération le passage où Dante racontera son arrivée à l’Empyrée et les sensations qu’il y vivra vers 38-127, la proportion s’élèvera à 32,6 . Et dans la partie
où sera décrite la rose céleste et la lumière éblouissante qui en émane vers 100-127 elle atteindra les 37 .
11
Un autre trait frappant, c’est l’accumulation de deux, trois ou quatre vers de suite se conformant à la configuration rythmique du type C. Citons à titre d’exemple les vers 53-54
consacrés à l’amour divin … fatta salute …fiamma il candelo ou 81-82 … tanto superbe …subito rua où il est question d’un défaut ayant affecté les organes de vision de Dante et
qu’il lui faudra surmonter. Il y a aussi deux groupes de trois vers chacun 71-73 et 86-88
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où il s’agit de l’immense soif que ressent Dante pour faire croître sa connaissance de Dieu et la
faculté de percevoir la lumière intense inondant l’Empyrée. Je me contenterai de citer en entier le seul groupe de quatre vers consécutifs 40-43, passage voué à la description de la
lumière divine. Ici, on remarquera pour finir la présence de deux variantes rythmiques du type C2, qui se caractérisent surtout par le fait que l’accent tombe sur les syllabes 1 et 4 du vers.
L’effet obtenu consiste justement en la répétition, dans le cadre d’un seul vers, du schéma rythmique de l’adonius, présent dans candida rosa.
Syllabe 1 2
3 4
5 6
7 8
9 10
11 type
Paradiso, XXX v. 40
C2b
13
luce intellettüal, piena d’amore;
v. 41
C1
amor di vero ben, pien di letizia
v. 42
C1
letizia che trascende ogni dolzore.
v. 43
C2c
Qui vederai l’una e l’altra milizia
J’ai beaucoup de mal à croire qu’il s’agirait ici d’un effet du hasard. Au contraire, la distribution des vers faisant apparaître une configuration rythmique du type C – ou même
deux, comme dans les vers 40 et 43, tout à fait cruciaux au niveau de la narration – ne se laisse expliquer, me semble-t-il, qu’en termes d’un agencement extrêmement sophistiqué des
diverses configurations rythmiques disponibles que Dante avait effectué dans le but précis de réaliser des effets de sémantisation consistant à préfigurer – par la voie mimétique –
l’apparition sur scène, « en toutes lettres », de la candida rosa placée au centre de l’intérêt dans le tout dernier chant du Paradis et de toute la Comédie divine.
6. Remarques conclusives