B2 / Contrepartie marchande

B2 / Contrepartie marchande

(Discu. : A. Aubry, Uni. de Lausanne et N. Benelli, HES-SO)

Rencontrer des ouvriers dans leur entreprise. Questions épistémologiques, éthiques et politiques

BARBIER Clément, CUNY Cécile Cuny, GABORIEAU David, ANR WORKLOG, Université Paris Est, [email protected]

Terrain : Dans le cadre d'un programme financé par l'Agence Nationale de la Recherche, nous menons depuis février 2017 une étude comparative franco-allemande sur les transformations récentes du groupe ouvrier à partir du secteur logistique. Elle porte sur quatre terrains, dans deux grandes métropoles (Paris et Francfort) et deux villes moyennes (Orléans et Kassel). Sur chaque terrain, les échantillons concernent une vingtaine d’ouvrier·es et sont diversifiés en termes d’âge, de sexe, d’origines et de statuts. Les entretiens sont parfois répétés – au travail ou hors-travail – voire approfondis par des itinéraires photographiques sur les lieux de vie, de travail ou de loisirs.

La dissémination dans l’espace social et géographique de ces franges émergentes du monde ouvrier est à la fois une hypothèse de départ et une difficulté pour l’enquête en cours. Dans une première phase

de l’enquête, l’approche ethnographique par une présence répétée sur les lieux de vie et sur les zones logistiques n’a pas permis la constitution d’échantillons suffisamment diversifiés et fondés sur des relations de confiance. C’est donc un accès par les entreprises, à découvert, qui a été privilégié, celui-ci impliquant de convaincre un encadrement a priori peu concerné par l’objet d’étude. Une partie des entretiens se déroule donc dans une salle de réunion de l’entrepôt et conformément à une pratique habituelle en Allemagne – et parfois exigée par les représentants du personnel – ils donnent lieu au versement d’un dédommagement à hauteur de vingt euros.

L’obtention d’accords de la part des entreprises a nécessité la mise en place d’un protocole conséquent (flyers, affiches, dédommagement) dont la réception et l’appropriation par les entreprises et par les enquêté·es suscitent des interrogations épistémologiques, éthiques, et politiques. Quel est le statut de la parole recueillie dans les différentes situations rencontrées ? L’accès aux enquêté·e·s se faisant par l’intermédiaire des directions des entreprises, que leur devons-nous en retour ? La posture construite par le protocole et ses négociations est-elle en accord avec les ambitions critiques de la recherche ? Les pressions exercées par certains cadres interrogent sur ce que les chercheur·ses doivent en retour d’une autorisation accordée mais toujours en sursis. Dans ce cadre, le dédommagement s’apparente à un gage de sérieux qui symbolise le poids de l’institution académique auprès des directions. Auprès des ouvrier·es, la passation d’argent peut agir comme un facilitateur sans pour autant bouleverser le rapport d’enquête. Le dédommagement est parfois refusé, ou mis à distance par l’humour, mais peut aussi participer à légitimer la parole recueillie. Il facilite matériellement le fait d’accorder du temps et offre des situations d’observation intéressantes sur le rapport à l’argent. Quant à la rencontre dans et par l’entreprise, elle n’empêche pas l’’expression d’une parole critique et c’est davantage le respect de l’anonymat et l’accompagnement de ces revendications qui nous interroge. Finalement, lorsqu’il s’agit

de poursuivre les contacts en dehors du lieu de travail et d’aborder des sujets qui touchent davantage aux modes de vie, c’est bien la confiance entre les deux parties qui est en jeu et non l’entretien d’un rapport marchand.

Négocier son entrée sur le terrain. Réflexions sur les échanges marchands en situation d'enquête

OSPINA DIAZ Diana Carolina. Centre Maurice Halbwachs. École Normale Supérieure de Paris, [email protected]

Terrain : Ma recherche doctorale porte sur le groupe indigène Misak, qui vit en majorité dans la partie rurale du département du Cauca en Colombie. J'ai mené mon enquête de terrain entre septembre 2015 et octobre 2017 dans trois de leurs zones de peuplement : Guambía, Ovejas-Siberia et Kurak-chak. Depuis 1991, l’État colombien se définit comme multiculturel et accorde un statut juridique aux groupes indigènes au sein de l'État-nation. Pour ces populations définies comme « différentes » (Lopez Caballero,

2011) 4 , ce cadre légal multiculturel s'accompagne de champs d'opportunités et de contraintes. Dans ma thèse, je montre comment le multiculturalisme colombien devient une réalité empirique par l'appropriation, l'adaptation et le contournement des cadres légaux multiculturels par les personnes concernées, à différents moments de leur trajectoire biographique. Je montre ainsi que c'est la participation active de ces personnes qui rend possible l'existence du « peuple » Misak en tant qu’« autre » au sein de l'État-nation colombien.

Pour négocier mon entrée sur le terrain, j'ai décidé de proposer à mes contacts locaux - une personne dans chacune des zones de peuplement étudiées - un contrat de travail informel. En échange d’un salaire mensuel, je leur demandais de me servir de guide et de chauffeur sur le terrain. Ce salaire était basé sur le salaire minimum légal colombien, ce qui représente un bon revenu au regard du contexte économique local où domine le travail journalier, payé de trois à quatre fois en dessous de ce qui est ordonné par la loi. J'ai également proposé de leur verser une somme d’argent en échange du gîte et du couvert.

Pour eux, ces propositions constituaient une opportunité de gagner ponctuellement des sommes d'argent relativement élevées. Pour moi, leur accord me donnait accès aux conditions matérielles indispensables à la réalisation de mon travail de terrain : un logement, de la nourriture et des moyens

de transport. À chaque fois, ces propositions ont été acceptées sans difficulté. Mais pouvons-nous dire pour autant que j'ai payé pour accéder au terrain ?

Le contexte économique rendait ma proposition séduisante. Néanmoins, accepter mon offre ne se réduisait pas à un enjeu circonscrit à cette relation marchande. Pour mes guides, il s’agissait aussi d'entretenir des relations avec la personne qui a été mon point d'entrée sur le terrain, source d'opportunités de travail et de ressources matérielles au niveau local. Ensuite, tout en m’ouvrant une place dans les zones de peuplement étudiées, ces rapports marchands ne garantissaient pas la réussite

de ma recherche. Il restait en effet à construire et maintenir des relations de confiance avec mes interlocuteurs. Dans cette relation, je me trouvais dépendante des capitaux mobilisables par mes enquêtés pour m’orienter et m’insérer dans le réseau de relations local. Cette asymétrie liée à l’accès aux ressources locales, combinée à la relation salariale, a provoqué des tensions qui mettaient en péril ma recherche. Ce sont ces enjeux autour de la négociation de mon entrée sur le terrain, de mon maintien et de mon accès à l’information, que je développerai lors de ma communication.