D1 / Multi-fronts de la négociation

D1 / Multi-fronts de la négociation

(Discu. : M. Meyer, Uni. de Lausanne et A. Tilman, Uni. d’Evry)

Entretenir un terrain mutli-situé sur la durée : le smartphone comme plateforme de la négociation

Menetrier Agathe, Max Planck Institute for Social Anthropology, Allemagne, [email protected] Terrain : Dakar, Sénégal ; Nouakchott, Mauritanie ; Banjul, Gambie (d’avril 2017 à avril 2018) Mes recherches doctorales portent sur le système international de l’asile, tout en se situant

délibérément loin des sièges d’organisations internationales et états qui l’ont historiquement mis en place. J’étudie le système international de l’asile depuis l’Afrique de l’Ouest, à travers les expériences d’acteurs impliqués à différents niveaux de la chaine de décision et d’information qui constitue le processus d’asile. Afin de comprendre cette chaîne, je suis les interactions entre exilés demandant l’asile dans des capitales ouest-africaines ; associations sénégalaises de ‘care’ ; représentations locales d’organisations caritatives internationales ; bureau régional du HCR situé à Dakar ; bureau ‘Sénégal’ du HCR situé dans les mêmes locaux, l’ONG sénégalaise partenaire de mise en œuvre ; bureaux d’autres organisations internationales telles que l’OIM et le HCDH. Les interactions sur lesquelles j’ai choisi de porter mon analyse sont celles qui ont trait à la protection de personnes LGBTIQ persécutées pour leur orientation sexuelle.

Spécificités d’accès au terrain et contraintes : L’homosexualité est criminalisée dans les trois pays concernés par ma recherche. Je dois être discrète pour ne pas mettre en danger mes informant ni courir une interdiction de conduire mon terrain.

J’ai effectué la plus grande partie de mon terrain à Dakar, auprès d’une multitude d’acteurs constituant le système de l’asile ou gravitant autour de celui-ci. En fonction des relations hiérarchiques qui les lient, ces acteurs interagissent dans une logique de transparence ou de secret quant aux processus en cours –dans le cas qui m’intéresse, la réinstallation de demandeurs d’asile LGBTIQ vers des pays occidentaux.

Pouvoir suivre, en tant que chercheuse, l’implication de chacun des acteurs à divers moments du processus implique des « allers et retours » entre ces terrains imbriqués. Or on ne négocie pas son accès au siège régional d’une agence onusienne comme on négocie un accès auprès d’un réseau d’activistes LGBTIQ sénégalais. Dans le premier cas il s’agit de se présenter en néophyte pour entrer au cœur de l’institution (par un stage dans mon cas) ; au contraire il faut pouvoir répondre d’actions concrètes pour la cause avant d’accéder au second. Par ailleurs pour suivre le quotidien de mes informant demandeurs d’asile homosexuels en dehors de leur présentation institutionnelle, j’ai dû leur prouver mon autonomie des organisations d’aide.

Jongler entre les terrains : quelle transparence ? Lorsqu’on « jongle » avec différents terrains, au contact d’acteurs liés entre eux par des relations de pouvoir et donc parfois de secrets, négocier sa présence sur un terrain signifie parfois en taire un autre. J’ai souvent dû réévaluer si mon engagement ethnographique auprès des demandeurs d’asile homosexuels pouvait être connu de mes informant institutionnels (ONG ou HCR) sans que cela ne porte préjudice aux premiers.

Pour garder un pied dans mes différents terrains simultanément en respectant les degrés de discrétion que chacun requérait, le smartphone aura été un instrument central. En présentant des captures d’écran d’échanges avec mes informant via différents réseaux sociaux –LinkedIn dans le cas des fonctionnaires internationaux, mails pour les employés d’ONG et Facebook et WhatsApp dans le cas des demandeurs d’asile– je souhaite illustrer l’éventail de registres rhétoriques et esthétiques que j’ai dû convoquer pour négocier et maintenir mon terrain multi-situé.

Négocier l’accès à un terrain sensible pour étudier un objet sensible : l’exemple des militaires issus de l’immigration

SETTOUL Elyamine, Conservatoire National des Arts et Métiers, [email protected] Terrain : Centres d’Information et de recrutement de Saint-Denis, Lyon et Marseille (CIRFA), base

aérienne de Balard (Paris), Etat-major de Lyon, base militaire de Bitche Notre recherche doctorale a bénéficié d’un financement institutionnel du ministère de la Défense et

s’est fondée sur la réalisation de six stages de terrain. L’objectif était de comprendre le phénomène d’engagement ainsi que l’intégration des militaires issus de l’immigration. Les matériaux d’analyse se basent sur un total de 47 interviews approfondis parmi lesquels figurent 30 militaires issus de l’immigration et 17 hauts cadres des armées. Nous avons adopté une méthodologie qualitative, ethnographique et longitudinale (suivi des engagés sur plusieurs années). La réalisation de l’enquête s’est heurtée à des obstacles protéiformes sur lesquels nous reviendrons.

Pour optimiser nos chances de collecter les informations les plus pertinentes nous avons adapté notre protocole de recherche aux spécificités du terrain. Cette adaptation a débuté par l’usage d’une stratégie

de communication et d’une présentation de soi en phase avec les profils sociologiques de nos interlocuteurs (hauts-gradés/soldats..). Au niveau de la communication, nous avons également été aidé indirectement par la vague « diversité » qui a touché la société française près les émeutes d’octobre novembre 2005.

Il a fallu également désamorcer les craintes liées à la sensibilité de la thématique notamment dans ce qui a trait aux phénomènes de discrimination susceptibles de se cristalliser à l’intérieur des armées. Le chercheur qui s’intéresse à l’institution militaire subit diverses formes de contrôle et d’autant plus lorsqu’il souhaite aborder un objet de recherche illégitime (militaires issus de l’immigration) eu égard à la très forte culture républicaine des armées françaises. Ces méfiances ont également été exprimées du côté du côté des enquêtés issus de l’immigration qui pouvaient percevoir notre investigation comme une forme d’audit interne. La compréhension des codes et des valeurs très spécifiques qui fondent les ethos militaires nous a permis de tisser un réseau de contacts qui s’est élargi de manière très progressive. Nous reviendrons sur les différentes stratégies mobilisées pour atténuer l’effet de ces blocages et constituer un groupe d’enquêtés suffisamment significatif pour compléter notre travail doctoral.

Un droit d’entrée sur le terrain à géométrie variable : prouver son éthique scientifique auprès des institutions, et ses qualités morales auprès des jeunes.

BUGNON Géraldine, WEIL Armelle, FRAUENFELDER Arnaud, Haute école de travail social Genève (HES- SO), [email protected], [email protected]

Recherchant des expériences contrastées dans la justice pénale, nous ne privilégions pas un terrain ethnographique, mais plutôt une variété de lieux, propices à la rencontre du public concerné. Jusqu’alors, c’est par le biais de 5 institutions genevoises (un centre éducatif fermé, 3 mesures de suivi éducatif, un centre de quartier) et plus marginalement des relations informelles, que nous avons pu nous entretenir avec des jeunes. D’autres institutions romandes sont actuellement investies dans la deuxième partie de cette recherche en cours (octobre 2016 à 2019).

Au travers d’entretiens de type récit de vie avec les jeunes concerné·e·s, nous nous intéressons aux trajectoires et expériences de la chaîne pénale pour mineur·e·s, ainsi qu’aux déterminants et structures les façonnant. Négocier l’accès à des enquêté·e·s sous emprises institutionnelles par le biais de ces dernières comporte néanmoins deux difficultés majeures : premièrement, il entraine la multiplication des situations de négociations, dont les impératifs et modalités diffèrent à chaque fois. Deuxièmement, il nécessite l’acceptation d’un double public ; les professionnels de la chaîne pénale dans un premier temps et les jeunes dans un deuxième. Nos négociations sont ainsi soumises à deux « ensembles » de contraintes, discours et techniques différents, si ce n’est opposés. Nous devons faire preuve, auprès des institutions, de transparence, de justifications politiques ou légales et de soumission aux procédures, cela sur un temps long. L’« éthique de la recherche » et la nécessité absolue de protéger des mineurs « en situation de vulnérabilité » apparaissent par ailleurs comme des pivots de la négociation avec les institutions qui, en employant ces registres argumentatifs, tentent de garder le contrôle sur notre accès au terrain. A l’inverse, auprès des jeunes ce sont les « qualités morales » des sociologues qui se trouvent au cœur de la négociation, dépassant le statut professionnel et touchant à « la personne » et à son investissement. C’est ainsi la souplesse, la volatilité, et les marques de confiance qui sont essentielles durant cette deuxième phase de terrain, souvent dans un temps court. Ce double impératif nous renseigne grandement sur notre objet d’étude et met en lumière plusieurs enjeux ; la relation avec ses enquêté·e·s, mais aussi entre ses enquêté·e·s (pour accéder aux jeunes, nous devons gagner la confiance des professionnel·le·s, mais les liens avec ces dernier·ère·s doivent rester plutôt formels afin de permettre une parole libre avec les jeunes) un certain mimétisme entre le type de sanction pénale et la négociation du terrain, et ainsi les modalités de contrôle pénal en milieu fermé et ouvert : un contrôle plus rigide, impersonnel et hiérarchisé d’un côté, et plus souple, contractuel et individualisé de l’autre.