Les politiques d’assimilation menées par l'État turc

1. Les politiques d’assimilation menées par l'État turc

La pression exercée par les États sur les communautés kurdes existe à divers degrés dans les quatre pays où ils vivent, et même ailleurs en ce qui concerne la diaspora. Nous nous concentrerons sur le cas turc pour cette partie en tant que point de départ vers une réflexion plus générale.

Nous prendrons pour point de départ le film turc Iki dil bir bavul (Sur le chemin de l'école en français). Dans ce documentaire réalisé par Eskiköy et Doğan en 2009 57 , le spectateur suit un jeune professeur turc qui débute sa carrière dans une petite école primaire située au Sud-Est du pays, dans la province de Şanliurfa. Dans un village kurde très pauvre et rural, les enfants parlent uniquement le kurde (dialecte kurmanci) et ce professeur doit donc leur apprendre le turc et les valeurs

56 Zubeida Abdulkhaliq, « La construction de l’identité nationale kurde dans la presse, au Kurdistan d’Irak, de 1991 à 2010 » (Thèse de doctorat - sociologie, EHESS, 2014), page 225.

57 Ohran Eskiköy et Özgür Doğan, Iki dil bir bavul, Documentaire (Tiglon Film, 2009).

nationalistes turques qui sont inculquées à tous les écoliers du pays. Il prend donc part à un processus d'assimilation des populations kurdes via l'éducation. Il apprend par exemple aux enfants le poème nationaliste «Öğrenci andı ya da Andımız», assez emblématique du « soft-power » turc à l'égard des Kurdes. Ce poème, écrit en 1933, sera récité par tous les écoliers chaque matin jusqu'en 2013.

« Je suis Turc, je suis droit et travailleur, ma loi est de protéger les plus faibles, de respecter les plus grands, d'aimer mon pays, ma nation plus que moi-même. Mon but est

de faire des efforts pour m'élever sans cesse. Je voue mon existence à la Turquie, ma patrie. Je promets au grand Atatürk qui nous a permis d'être là de suivre la voie qu'il nous a tracée, d'atteindre le but qu'il nous a fixé sans jamais faillir. Heureux celui qui

peut dire : Je suis Turc. 58 »

Les élèves récitent par ailleurs l'hymne national deux fois par semaine. Les Kurdes étaient par ailleurs qualifiés de « Turcs des montagnes », expression dégradante niant leur spécificité culturelle. Au-delà de cette assimilation « douce », des politiques plus violentes ont été mises en place dès la fondation de la République par Mustafa Kemal Atatürk. Plusieurs villages ont été entièrement détruits et des milliers de personnes forcées au déménagement vers l'Ouest.

« Si un des moyens d'assimiler une population est de diffuser en son sein la culture et la langue d'État, en Turquie, la modification du peuplement a été aussi clairement envisagée comme outil d'assimilation. Ainsi, les premiers articles du plan de réforme de l'Est concernent le peuplement. La République, dans ses premières années, a proposé l'installation, en région kurde, de réfugiés turcs (muhacir) et la déportation de familles

ou tribus rebelles 59 .»

Quand les affrontements entre l'armée et le PKK font rage dans une région donnée, les populations sont souvent chassées de leur village sous prétexte qu'elles soutiennent les « terroristes ». Les villages sont détruits mais aussi les moyens de subsistance des populations : bétail, cultures et greniers. Les champs sont minés et le retour ultérieur devient donc impossible. Ce processus se poursuivra avec le développement de l'industrie et la mécanisation de l'agriculture. Les Kurdes partent vers les grandes villes de l’Ouest pour trouver du travail, là où les usines demandeuses de main d'œuvre peu qualifiée s'implantent.

A Dersim (actuelle province de Tunceli), entre 30 000 et 50 000 Zazas 60 , majoritairement de confession alévie 61 , sont massacrés en 1937-1938. Cette région, haut lieu de résistance, devient le symbole de l'oppression turque sur le peuple kurde. Ces exactions seront décrites par plusieurs

58 Gaye Salom Petek, « L’enfant turc à l’école », Blog, Bleu Blanc Turc, (21 mai 1997), www.bleublancturc.com/Franco-Turcs/enfantturc.htm

59 Clémence Scalbert-Yücel, « Le peuplement du Kurdistan bouleversé et complexifié : de l’assimilation à la colonisation », L’Information géographique 71, n o 1 (1 juin 2007): 63-86, page 67-68

60 Sous-groupe linguistique kurde : les Zazas parlent le zazaki et sont majoritairement alévis, ils vivent à l'Est de la Turquie.

61 L'alévisme est une confession hétérodoxe de l'islam chiite qui comprend une grande part de croyances et rites issus du chamanisme. Les alévis, souvent inclus dans la tradition soufie, représentent entre 10 et 15% de la population

turque selon les chiffres officiels (mais plus de 20% selon les chiffres alévis).

historiens comme des massacres, voire des génocides 62 .

À ces discriminations et massacres s'ajoutent, en toile de fond, une humiliation permanente via le dénigrement de la culture kurde. Nous l'avons dit, les Kurdes sont souvent qualifiés en Turquie de « Turcs des montagnes ». Leur image est celle d'un peuple ignorant, pauvre et très traditionnel. Plusieurs jeunes kurdes interrogés nous ont rapporté cette image peu flatteuse en ces termes :

« Certains Turcs pensent que les Kurdes ne paient pas leurs impôts et leurs factures à l'Etat, qu'ils ne vont pas à l'école, qu'ils ne respectent pas l’égalité femme/homme, que les hommes sont mariés avec plusieurs femmes, qu'ils sont très fermés entre eux et très conservateurs. Ils pensent qu'ils s'habillent mal, qu'ils font tous les boulots non- qualifiés, que ce sont l'équivalent des “beaufs“ en France. Ils ont par exemple un style

de musique qui mélange le rap et l'arabesque et les Turcs se moquent de cette musique 63 .»

Le discours officiel turc « pendant des décennies, a prétendu que la langue kurde n’existait pas, ou que cette langue ne comportait que “cinq cent mots“, ou encore qu’elle n’était qu’une déviation du

turc ou du persan 64 » ajoute Akpinar. La culture kurde est donc méprisée par une partie importante

de la société turque, alors même que les Kurdes représentent entre 18 et 20% de la population totale du pays.

Dernier fait marquant permettant d'illustrer le climat de rejet de la culture kurde : la répression des festivités du Newroz, le nouvel an kurde. Cette célébration païenne du printemps autour du 21 mars

a longtemps été interdite en Turquie avant d’être légalisée à la fin des années 1990. Mais cette légalisation s’est accompagnée d’une récupération du symbole par les autorités turques avec, même, une nouvelle idéologie. Même si le Newroz « muté » crée par les autorités ne s'est jamais installé dans les mœurs, il traduit bien la volonté de l’Etat turc : gommer les aspérités entre Turcs et Kurdes afin d’empêcher le renforcement de l’identité kurde et donc la constitution de mouvements politiques puissants.

L'exemple des Kurdes de Turquie, sans être absolument représentatif de ce qu'il s'est passé en Iran, Irak ou Syrie, nous montre cette volonté de réprimer la culture kurde pour éviter le développement d'un sentiment nationaliste et indépendantiste. Ce phénomène est le même pour les médias : à des époques et à des degrés différents, les médias kurdes dans leur ensemble ont subi les foudres des États. Notons cependant que les problématiques de liberté de la presse au Kurdistan irakien sont très différentes puisque la répression est exercée par l'Etat, certes, mais il est lui-même kurde.

62 Guillaume Perrier, « Dersim: la Turquie sur le chemin de la repentance », Au fil du Bosphore - Lemonde.fr, 29 novembre 2011, http://istanbul.blog.lemonde.fr/2011/11/29/dersim-la-turquie-sur-le-chemin-de-la-repentance. sur le