La périlleuse question de la « vérité » journalistique

2. La périlleuse question de la « vérité » journalistique

Le concept de vérité implique que la vérité est seule et unique. De là, la tentation est forte de vouloir imposer cette vérité à l'autre et d'entrer dans une forme de violence intellectuelle, c'est en tous cas la pensée de Ricoeur amenée par Cornu dans Journalisme et vérité.

« Chacun aimerait que la vérité soit une, capable de rassembler les hommes, laissant le mensonge les conduire à la dispersion et à l’affrontement. Or l’aspiration à l’unité recèle une tentation maligne de lui faire violence pour l’imposer. Ricoeur dénonce cette tentation autant sous sa forme cléricale que sous sa forme politique. Le fait de donner comme réalisée l’unité du vrai constitue le mensonge initial. L’affirmation devient faute lorsqu’elle coïncide avec l’imposition d’une autorité. Un glissement s’opère alors de la précaution à la vérité totale à l’établissement d’un totalitarisme. La recherche du vrai dans l’information journalistique n’échappe pas à cette tension 159 .»

Cornu résume ainsi la pensée de Ricoeur : il n'y pas de vérité unique et partir du principe qu'elle existe conduit à la mise en place de la dictature, au moins de la pensée. Si le journaliste dit chercher la vérité, de quelle vérité s'agit-il, de la seule et unique vérité dispensée d'en haut ? Si, comme le pense Ricoeur, il n'y a pas d'unité du vrai, comment analyser le travail d'un journaliste ? Le journaliste kurde ne ment pas quand il affirme que le peuple kurde existe parce qu'il a une culture propre. Il énonce un fait, la culture kurde existe. Quand il poursuit son discours et met en valeur l'idée d'un Etat kurde indépendant, il ne ment pas non plus, il s'inscrit dans un système de pensée qui lui est propre. Il s'inscrit dans une certaine culture et dans une tradition journalistique et militante.

Pour lui, être objectif c'est parvenir à sortir des politiques d'assimilation de l'État turc, par exemple. Il combat une forme de propagande d'État, exerce son esprit critique et, à partir de là, produit un contre-discours. Mais ce contre-discours tombe dans les mêmes travers que celui contre lequel il se positionne. Et c'est le serpent sui se mord la queue. De l'autre côté le journaliste turc travaillant pour un média réputé pro-gouvernemental aura sa propre grille de lecture qui défend l'intégrité du territoire de la République, la défense des intérêts économiques du pays et de la stabilité politique et sécuritaire. Aucun des deux ne ment, ils se placent dans deux univers différents.

La question de la vérité est un débat philosophique complexe, que nous ne reproduiront pas ici. Constatons simplement que les concepts de vérité et d'objectivité posent problème. La réflexion de Ricoeur nous invite à considérer chaque acteur en fonction de son contexte, à penser la multitude plutôt que l'unité uniformisante.

Par rapport à la question des médias kurdes, il est intéressant de remarquer que les journalistes kurdes doivent sans cesse se justifier en termes d'objectivité et de propagande. L'Etat turc les accuse

de propagande terroriste, parfois de concert avec les Etats européens. Les journalistes de grands

Daniel Cornu, Journalisme et vérité : L’éthique de l’information au défi du changement numérique (Genève: Labor et Fides, 2009), page 323.

médias étrangers utilisent le même vocabulaire et regrettent un manque d'objectivité. Mais selon quels critères ? S'il n'y a pas de vérité unique mais plusieurs, c'est que le discours produit par les médias kurdes ne correspond pas à la grille de lecture du gouvernement turc ou des journalistes du Monde. Ils n’appartiennent pas au même univers de pensée, ils ne font presque pas partie du même monde. Ce décalage complet ressort des entretiens réalisés avec eux et avec Maxime Azadi, journaliste kurde.