Les journalistes kurdes font partie d'un système politique mais surtout d'un système de pensée

3. Les journalistes kurdes font partie d'un système politique mais surtout d'un système de pensée

Quand ce journaliste parle de son métier, il file la métaphore du combat. La lutte contre l'oppresseur est ce qu'il y a de plus important, ainsi se résume son système de pensée. Son univers se construit autour d'une posture d'opposition vis à vis de l'Etat turc qu'il juge oppresseur. Ce contexte justifie, selon lui, une posture médiatique militante et une subjectivité assumée. Pour lui, le rôle du journaliste est d'ébranler le discours gouvernemental et de faire office d'organe d'opposition. Il convoque aussi le concept de relativisme dans son approche des médias :

« Je crois qu'il faut considérer chaque média dans des conditions spécifiques : la région, la guerre, la lutte, les conditions de travail etc... Enfin en Turquie et au Moyen-Orient, il n'y a pas de média indépendant, c'est ce que je sais. Mais le plus dangereux, c'est d'être un instrument de propagande d'un Etat. »

Selon lui, une information est fiable quand elle sort des grilles de lectures imposées d' « en haut », par l'Etat ou les grandes entreprises. Il dénonce, en Occident, une presse à la merci de ces groupes d'influence qui sert finalement, elle aussi, d'outil de propagande. Sortir de ce système et s'y opposer est, selon lui, une posture à privilégier. Dès lors, prendre clairement parti en faveur d'un groupe politique d'opposition, dans son cas le PKK, ne pose pas problème.

« Les médias sont parfois n'ont pas d'autre choix que de résister aux régimes répressifs ou de prendre une position claire dans l'opposition, car ce genre de régime demande une soumission totale : tu es soit avec lui, soit contre lui. Donc on ne peut plus chercher de l'objectivisme et de l'impartialité. Il est clair que les médias d'un peuple, d'une minorité ou d'un groupe en guerre ou opprimé doivent prendre position contre les régimes répressifs. Les médias ont aussi une telle responsabilité. Donc, pour être fiable, il faut savoir mettre une distance avec le pouvoir, l'argent et tous ceux qui peuvent influer sur les médias; il faut aussi de l'expérience, de la conscience et avoir un sens de l'opposition démocratique. Enfin il faut toujours être plus près des événements pour avoir des informations qui sont les plus proches de la réalité sur place. Il faut toujours se méfier des déclarations officielles. »

Cette culture de l'opposition et de la lutte en tant que peuple opprimé par l'Etat turc engendre cette conception particulière de journalisme engagé et ancré dans l'opposition politique. Ce constat vaut pour le Kurdistan de Turquie qui n'a aucune autonomie politique. Au Kurdistan irakien, région fédérale autonome, la situation est bien différente. L'opposition n'est pas une culture journalistique très marquée et les médias sont généralement affiliés à des partis politiques, nous l'avons vu.

Or, comme dans les différentes régions kurdes, le contexte sociétal est encore marqué par une forme

de conservatisme. Au-delà des considérations politiques, les journalistes doivent composer avec un public parfois frileux et susceptible en ce qui concerne la religion ou les relations sexuelles. Il ne s'agit donc plus d'une censure à proprement parler mais d'une « autocensure ». En Irak, RSF décrit plusieurs « lignes rouges » observées par la plupart des journalistes sur des sujets comme la corruption, la religion ou le sexe.

Les lignes rouges au Kurdistan irakien en 2010 selon RSF 160 : • La religion (notamment les dignitaires religieux) • Le sexe (relations sexuelles, préférences sexuelles, etc.) • Les leaders tribaux mais aussi les grandes figures politiques historiques telles que Massoud

Barzani et Jalal Talabani, considérées par une majorité de la population comme des icônes. • La corruption : il est difficile pour les journalistes d’enquêter et d’écrire des articles sur les

entreprises qui ont des liens avec le pouvoir, difficulté qui est loin d’être une particularité des journalistes du Kurdistan irakien, les relations entre le monde des affaires et celui des médias étant une constante, en France y compris.

• Les voisins limitrophes du Kurdistan irakien, l’Iran notamment • La question délicate du statut de la ville de Kirkouk, qualifiée de “Jérusalem kurde”

Remettre en cause l’appartenance de Kirkouk au Kurdistan irakien est inenvisageable pour les journalistes de la région mais ce sujet n'est plus d'actualité puisque la ville a été conquise par les Kurdes en 2014.

« Pour des raisons autres que partisanes, des lignes rouges sont clairement acceptées et comprises par un grand nombre de journalistes, qui mettent en avant la fragilité de l’unité du Kurdistan, le traumatisme de la guerre civile restant vif dans les mémoires. (...) En outre, la société, même si elle est en plein essor, demeure traditionnelle. (…) Et certains craignent qu’en évoquant ces sujets, les journalistes réveillent les démons du passé et ouvrent la boite de Pandore. C’est en partie ce qui explique le déchaînement des passions suite à la publication par Lvin d’une interview remettant en cause l’héroïsme

de Mullah Mustafa Barzani. Les héros créent une unité, ils fédèrent. Les attaquer, les remettre en cause, revient à questionner l’ensemble de la structure qu’ils ont érigée. Et beaucoup estiment qu’agir de la sorte est dangereux pour la survie même du Kurdistan 161 .»

Si des moments d'ouverture existent et des débats de société font avancer les choses, notamment au sujet des crimes d'honneur visant les femmes ou l'excision, les avancées sont timides et progressives. Un mouvement que l'ancien Premier ministre Barham Salih qualifiait ainsi lors d'un entretien à RSF.

« Transition d’un mouvement révolutionnaire vers un état de droit. Transition d’une société basée sur des valeurs tribales, vers une société reposant sur des principes

Reporters Sans Frontières, « Entre liberté et exactions, le paradoxe des médias au Kurdistan irakien »., page 12.

Reporters Sans Frontières, « Entre liberté et exactions, le paradoxe des médias au Kurdistan irakien », page 13.

modernes. Elle fait face à de nombreux défis, notamment économiques et culturels 162 .» Au delà de leurs affiliations politiques, les journalistes kurdes adaptent leur discours à la société

dans laquelle ils s'inscrivent. De l'extérieur, cette posture s'apparente à de l'autocensure mais reflète aussi la subjectivité de tout journaliste : choisir un sujet, un angle c'est faire transparaitre sa vision du monde et de la société. Nés dans les régions kurdes, les journalistes kurdes parlent dans son prisme.