Contexte de guerre : obligation morale de choisir le camp des “victimes”, et donc de les défendre dans la presse

3. Contexte de guerre : obligation morale de choisir le camp des “victimes”, et donc de les défendre dans la presse

Au moment où nous écrivons ces lignes, les Kurdes prennent parti dans deux conflits différents mais très proches et interdépendants : le conflit syrien et la guerre civile au Sud-Est de la Turquie. S'ils tentent parfois de masquer leurs différents et conflits internes, ils véhiculent globalement la même image, celle d'un peuple opprimé qui tient aujourd'hui à prendre revanche et gagner son autonomie grâce aux conquêtes militaires contre, notamment, l'Organisation Etat islamique.

Dans cet environnement particulier très tendu, les journalistes kurdes participent à une guerre bien réelle mais également à une guerre médiatique. Cette superposition de deux types de guerre est très courante et a marqué les esprits, notamment pendant la Guerre du Golfe. Dans son article intitulé « Les médias, instruments de la guerre », Kenneth Payne décrit les organes de presse comme ayant un rôle et un pouvoir bien précis lors des affrontements militaires. Pour gagner la guerre il faut non seulement battre l'ennemi sur le champ de bataille mais également obtenir l'approbation du public. Ce deuxième pendant du conflit revient à la presse qui donne une certaine image des événements,

ce malgré la volonté des journalistes de rester objectifs.

« Les médias, à l'époque moderne, sont indéniablement des instruments de la guerre. La raison est que gagner une guerre moderne dépend tout autant d'une opinion nationale et internationale favorable que de vaincre l'ennemi sur le champ de bataille. Et cela demeure vrai, peu importe les aspirations de nombreux journalistes à produire un discours impartial et équilibré sur le conflit 145 .»

Le discours des médias kurdes sur le conflit syrien et sur la guerre civile qui touche le Sud-Est anatolien s'intègre lui aussi dans une guerre médiatique, d'ailleurs plutôt réussie en ce qui concerne la Syrie. Les soldats kurdes, qu'ils soient YPG et donc proches du PKK ou peshmergas et donc proches du gouvernement kurde irakien, sont encensés dans les médias. Les journalistes kurdes sont constamment sur le front, en « embedded » avec les forces militaires. Cette posture journalistique qui veut que le reporter soit retranché dans un camp est très fréquente dans l'ensemble du paysage médiatique mondial. Ce malgré les conséquences problématiques que cela engendre en termes de déontologie. Mais cette posture commune de « guerriers » se battant pour une noble cause masque mal des tensions très vives entre, d'un côté les forces du YPG et du PKK et, de l'autre côté, les peshmergas. Cette division interne aux Kurdes est très marquée et ébranle cette « identité commune » que chacun des deux côtés affirme représenter. Notre analyse dans cette partie se concentrera donc davantage sur les Kurdes de Turquie, chez qui la posture d'opposition est plus marquée.

Kenneth Payne, « The Media as an Instrument of War », Parameters 35 (2005), https://kclpure.kcl.ac.uk/portal/en/publications/the-media-as-an-instrument-of-war(676ae36b-fbfa-497b-97ba- 9a2c7740ac37)/export.html .

Outre cette très forte implication dans le conflit, Maxime Azadi, fondateur de l'agence Firat, très présente sur les fronts en Turquie et en Syrie, explique une volonté de défendre le camp des « victimes ». Il dit être toujours attentif à faire entendre la voix de ceux qui subissent les exactions. Derrière ce discours consensuel, il cherche à montrer que les Kurdes de Turquie ont depuis longtemps subi le courroux des autorités turques comme nous l'avons expliqué au début de cette étude. Mais il veut surtout, par cette histoire, justifier une forme journalistique militante. Il décrit un « impératif moral », une « obligation » de prendre parti pour les plus faibles. Le journalisme est selon lui un outil pour faire entendre la voix des plus faibles et le seul moyen d'y parvenir efficacement est de ne pas restreindre son vocabulaire, de faire entendre sa voix et de dénoncer ouvertement des pratiques de l'Etat jugées inadmissibles. Le « ton » de ses articles n'est donc pas neutre et les appels à la mobilisation fréquents. Autrement dit, les dépêches de son agence énoncent les faits mais ajoutent le commentaire. Le journaliste interprète ces faits et les sert au lecteur.

Le problème pour Maxime Azadi est que cette vision du journalisme et cette tradition du « commentaire » et de l'opinion sont très présentes en Turquie. Chaque organe de presse est « militant », d'une certaine manière. Et presque tout le spectre politique est représenté par un média. Reste que seuls les médias d'opposition et prokurdes sont persécutés par le gouvernement. L'accusation de non-objectivité et de propagande n'est pas valable dans le sens où ce genre de journalisme est la norme en Turquie. Ce qui gêne le gouvernement n'est pas la forme journalistique mais bien son contenu. L'Etat turc n'attaque pas les éditorialistes et les journalistes de son propre camp quand ils incitent à la violence contre, par exemple, les Kurdes ou les manifestants du parc Gezi. L'accusation d'incitation à la violence est en revanche très utilisée pour fermer les médias d'opposition. Cette réciprocité en termes d'incitation à la violence est confirmée par Akpinar :

« L’accusation d’incitation à la violence formulée par ITC est loin d’être sans fondement. Cependant, à cette même période, l’incitation à la violence était réciproque, diffusée aussi, notamment par satellite, par des télévisions turques publiques et privées. Autrement dit, l’apologie de la violence faite par Med Tv s’analyse plus clairement dans son interaction avec le champ médiatique turc. Or, la télévision kurde, qui ne s’appuie, in fine, sur aucune unité étatique, a payé le prix de son attitude 146 .»

Dès lors, on pourrait en conclure que l'ensemble des médias turcs ne correspond pas aux critères occidentaux de déontologie et d'objectivité des médias. Le paysage médiatique kurde, s'il se revendique militant, opposant et engagé, n'est pas si différent de ses « adversaires », du moins dans la forme. Nous pouvons donc en conclure que ce lien très étroit avec le politique et ce ton très subjectif ne sont pas, à l'échelle régionale, seulement attribuables aux médias kurdes. Ces derniers ne sont donc pas uniques dans ce sens-là. Et comme l'indique à juste titre Guillaume Perrier, journaliste français, tous les grands médias en Turquie et dans la région se valent dans le sens où ils véhiculent tous une forme de propagande.

Akpinar, « L’État turc face aux télévisions transfrontières kurdes »., page 97.

D'autant que si la majeure partie des médias kurdes de Turquie se revendique « engagé » et se situe dans le spectre politique du PKK, ça n'est pas du tout le cas au Kurdistan irakien. Dans cette région plus développée et plus autonome, le paysage médiatique ressemble davantage à celui qu'on peut observer ailleurs. Ces médias kurdes irakiens s'inscrivent dans le spectre politique, ils sont généralement soit pro Barzani (PDK), soit pro Talabani (UPK) et, plus rarement, islamistes ou indépendants. L'aspect « militant » intervient seulement quand il s'agit de faire la promotion d'un État kurde indépendant, un objectif commun aux deux partis politiques.

Nous l'avons vu, les divisions internes aux Kurdes sont très marquées, à l'échelle de la région ou des quatre sous-régions kurdes de Turquie, d'Iran, d'Irak ou de Syrie. Nous allons donc désormais étudier en quoi ces divisions politiques, linguistiques et parfois culturelles affectent les discours médiatiques kurdes et le climat général pour les journalistes.