Le professionnalisme des journalistes kurdes

3. Le professionnalisme des journalistes kurdes

Si l'objectivité pure est impossible que la subjectivité transparait toujours à travers les angles adoptés, certaines règles et garde-fous permettent de produire une information « honnête », c'est à dire rendant compte de la complexité d'une situation et de tous les points de vue. Cette posture journalistique, que l'on pourrait qualifier de « professionnelle », manque souvent aux journalistes kurdes. C'est d'ailleurs un des reproches formulés par les journalistes français interrogés, Allan Kaval et Guillaume Perrier.

Pour tenter de l'expliquer, il convient de revenir sur la formation de ces journalistes, souvent très sommaire. Maxime Azadi et Gulê Algunerhan ont appris en faisant, sur le tas, après avoir œuvré dans le militantisme kurde. Il n'existe pas d'école de journalisme spécifique pour les Kurdes en Turquie, en Iran ou en Syrie, les écoles sont généralement situées dans les grandes villes, à l'extérieur des régions kurdes. Et les journalistes qui sortent de ces écoles se tournent plutôt vers les grands médias de masse.

Les formations de journalisme existent au Kurdistan irakien et ont été créés dans le but d'améliorer le « professionnalisme » des journalistes kurdes. Celui-ci a longtemps fait défaut et plusieurs problèmes ont été soulevés par RSF : le manque d'objectivité, de niveau de langue et un comportement problématique vis à vis des sources et de la vie privée.

« Toutes les personnes rencontrées par RSF, les professionnels de l’information en premier, ont insisté sur le manque de professionnalisme des journalistes, du fait notamment du manque de formation. Aujourd’hui, il apparaît clairement à la lecture de la presse que certains journalistes confondent opinion et information, critique et diffamation. “La langue de la rue et la langue de la presse sont les mêmes“, commente Rahman Ghareeb, directeur du centre Metro de défense de la liberté de la presse. Et ce manque de professionnalisme est à l’origine d’un grand nombre de délits de presse. La plupart des journalistes sont issus des rangs des formations politiques, et donc n’ont pas

de formation journalistique à proprement parler. “Les médias ont poussé comme des champignons, au détriment de la qualité, n’importe quel amateur pouvant s’autoproclamer journaliste (...). Résultat : 97% de nos journalistes ne sont pas professionnels. Ils n’ont aucune idée de l’éthique ou de la déontologie. Ajoutez à cela l’absence de formation dans ce domaine“ déplore Fahrad Awni, président du Syndicat des journalistes. (...) Radwan Badini, responsable du département des médias de l’université d’Erbil, explique qu’en 2000, seules quatre personnes travaillant comme

Ibid., page 15.

journalistes avaient le diplôme de journaliste 163 .» Pour résoudre ce problème, RSF mentionne plusieurs démarches : les rédactions qui mettent en

place des règles internes ou qui élaborent des codes de conduite et des formations en tandem avec des ONG comme l'Independent Kurdish Media Center. Ces initiatives ont été lancées dans les années 2010 et les résultats sont encore assez peu visibles.

Abdulkhaliq explique dans sa thèse que, malgré ces avancées, les journalistes de l'ancienne génération restent très attachés aux partis politiques et à leurs anciennes pratiques. Néanmoins, le progrès est là et le nombre de journalistes formés augmente et participe à l'essor du journalisme kurde en Irak.

« En février 2008, au cours de nos investigations sur les quatre journaux (Xebat, Kurdistan Nwe, Hawlati et Yekgirtu), synthétisés en tableaux dans la deuxième partie, nous relevions que, sur 197 personnes qui travaillaient pour ces journaux, 41 avaient reçu une formation journalistique, et que la majorité possédait une carte du Syndicat des journalistes du Kurdistan. (La théorie de Sarfatti-Larson) se confirmait également, au vu

de la promulgation de nouvelles lois concernant la liberté de la presse, dans la fondation du Syndicat des journalistes grâce à une subvention du Gouvernement régional du Kurdistan suivant la décision n°4 du droit du Parlement, dans l’émergence de journaux indépendants et la création d’écoles de journalisme : le manque de journalistes professionnellement formés ayant toujours été un obstacle à l’essor du journalisme kurde depuis son apparition 164 .»

Sur le cas plus précis des écoles de journalisme irakiennes, elle explique qu'elles ont été très peu accessibles aux Kurdes avant l'autonomie acquise en 1991 : « Certaines conditions, identiques à celles d’une école militaire, étaient requises pour y avoir accès. Il est clair que les Kurdes et autres minorités, durent surmonter un certain nombre d’obstacles avant d’être acceptés à l’école de journalisme, située à Bagdad 165 .»

En 1999, un Institut de journalisme est fondé à Erbil. En 2000, un département de journalisme est créé à l’université de Souleymanieh. Les étudiants y obtiennent leur diplôme après quatre années d'études. Un second Institut de journalisme est fondé à Duhok en 2006 et, en 2007, l'Institut d'Erbil devient École de journalisme. Selon Abdulkhaliq, ces formations « ont créé les conditions favorables à l’émergence de journalistes professionnels 166 . » Dans les médias actuels, la maîtrise des nouvelles technologies est manifeste et un groupe comme Rûdaw recrute de nombreux jeunes, à l'aise avec elles et maîtrisant l'anglais. Reste que cette « modernité » dépend avant tout de moyens financiers qui, dans la majorité des cas, dépendent de financements politiques. Le développement des écoles de journalismes et des formations professionnelles a donc permis de donner un apparence

Ibid., page 15.

Abdulkhaliq, « La construction de l’identité nationale kurde dans la presse, au Kurdistan d’Irak, de 1991 à 2010 »., page 205.

Ibid., page 205.

Ibid., page 206.

moderne à ces médias de partis. La communication politique et le journalisme de « révérence » se sont faits plus subtils. Reste que le problème d'indépendance des médias n'a pas été résolu. La famille Barzani et le clan Talabani conservent une mainmise largement majoritaire sur les médias.

Muafeq Dergeley, responsable du Département de journalisme à l’université de Souleymanieh concède que le chemin à parcourir est encore long :

« Depuis la formation de notre Département en 2002, 167 personnes ont eu leur diplôme. Pendant la période de formation, les études sont orientées vers des thèmes généraux, des thèmes spécialisés et ciblés, et des expériences de terrain, offrant ainsi au journaliste professionnel, tout comme à l’artisan ou à l’artiste, la possibilité de s’approprier la technique nécessaire au travail d’une matière première informelle. Dans cette région, en effet, nous en sommes encore au stade où les systèmes sociaux et politiques dans leur ensemble préfèrent au journalisme de communication et le journalisme au service des activités institutionnelles au journalisme d’information perçu à tort comme vecteur d’insoumission ou d’opposition. On attend donc d’un journaliste professionnel qui sort de notre école qu’il fasse passer un message, et que jamais il ne sacrifie la rigueur dans ses écrits… 167 »

Cette difficulté liée à la société kurde, ici en Irak, pour le journaliste est aussi dépendante du lectorat. Au début des années 2000, les lecteurs sont peu nombreux et assez peu intéressés par la presse politique, selon Abdulkhaliq. Et ce malgré une collection de facteurs favorables à l'émergence d'un journalisme « à l'occidentale ». Selon elle, l'émergence de publications qui se disent indépendantes, surtout dans les années 2010, et le développement d'internet ont permis à la presse de gagner des lecteurs.

« Le contrôle qui lui imposait les partis politiques était une des raisons essentielles ne plaidant pas, auprès du lecteur, en faveur de sa crédibilité : un tel contrôle ne contraint-il pas le journaliste à réprimer l’expression de sa pensée ? A ces considérations, on peut ajouter une baisse de qualité des périodiques, puisque chaque parti politique publie son journal afin de diffuser sa propre idéologie. Autrement dit, le journalisme kurde n’a jamais été accessible à tous les publics. Au contraire, il s’est cantonné à un cadre politique, ses journaux n’étant lus que par les partisans du groupe politique représenté 168 .»

Au tournant des années 2010, Abdulkhaliq estime que la situation évolue. Reste que les médias comme Awene ou Hawlati qui se disent « indépendants » sont de faible envergure et réservés à une élite, vu leur prix (au moins dix fois supérieur au prix d'un quotidien de parti comme Xebat).

« La richesse des quotidiens, les événements nouveaux, les recherches sur sites, les discussions et les polémiques mêmes ont séduit une population habituée à lire un discours idéologique. Les colloques et les tabous sociaux et religieux ainsi que les débats politiques sont devenus très présents, et ont soutenu des efforts considérables pour instaurer la démocratie et la société civile prend tout son sens, et qu’en l’absence

de véritable opposition politique, c’est la presse qui joue ce rôle alors même qu’elle ne

Ibid., page 206-207.

Ibid., page 210.

devrait être qu’un contre-pouvoir 169 .» Il n'existe donc presque pas de journalistes purement professionnels au Kurdistan au sens où nous

l'entendons en Europe. Au Kurdistan irakien, les écoles de journalisme et les instituts de formation tentent d'insuffler des notions d'objectivité, de neutralité, d'investigation et de déontologie aux jeunes journalistes. Reste que cette dynamique, déjà assez faible, ne concerne que la région irakienne du Kurdistan. Aussi, ces formations et la mise en application du code de la presse n'ont fait que sauver les apparences. Dans cette région, la presse reste inféodée aux dirigeants et partis, peut être aujourd'hui de façon plus subtile. Les écoles de journalisme semblent néanmoins avoit augmenté le niveau technique des rédactions. Dès lors, le travail journalistique semble plus professionnel mais l'indépendance reste quasi inexistante.

Ibid., page 212.