Des conditions précaires mais très différentes : comparaison des contextes turcs et irakiens

1. Des conditions précaires mais très différentes : comparaison des contextes turcs et irakiens

Dans ces circonstances, il paraît difficile de développer un paysage médiatique divers où le débat d'idées peut évoluer sereinement. Ce point de vue est développé par Abdulkhaliq qui explique que la structure même de la société kurde irakienne freine la société, et par extension la presse.

« Il faut se souvenir que dans chaque société, nous retrouvons habituellement plusieurs types de structures destinées à contrôler et protéger ses membres. L’une est gouvernementale et se doit d’organiser l’ensemble des activités de la société selon les lois du pays. Les autres sont constituées par les traditions, les coutumes, la religion, et par d’autres valeurs qui animent, en partie, le contrôle des activités sociales. C’est à la première structure de créer un climat propice à la réalisation du processus démocratique. Concernant la société kurde et son organisation, les divisions féodales, les structures tribales, les divisions en courants religieux tout comme la structure des grandes propriétés foncières et le manque de pouvoir étatique ont de tout temps constitué un obstacle à l’unité nationale et au développement social 170 .»

Si un groupe de médias comme Rûdaw a pu commencer à ressembler à un média occidental c'est grâce à deux facteurs : le lien avec le politique et l'argent. Grâce au financement de Nechirvan Barzani, Rûdaw a pu faire venir des formateurs de France 24 et apprendre à produire des émissions à l'européenne : séquences courtes, montage dynamique, rapidité de mise en forme et de

Ibid.

publication, etc. Le lien politique a aussi permis à la chaîne d'être présente sur tous les terrains et d'obtenir toutes les autorisations nécessaires à son développement. Au moment d'écrire ces lignes, les journalistes de la chaîne sont sur le tapis rouge du festival de Cannes pour filmer la montée des marches de l'équipe du film Peshmerga, réalisé par Bernard Henri-Lévy. La plupart de leurs collègues se concentrent sur le front syrien et irakien contre l'Organisation Etat islamique et sur les négociations politiques autour de l'éventuelle indépendance du KRG. Autre gage de sérieux, le groupe est concessionnaire du mensuel français Le Monde diplomatique 171 .

Dès lors, les médias de ces régions en développement se mettent à ressembler aux médias occidentaux quand ils en ont les moyens. Et l'indépendance ou l'objectivité, concepts certes contestables, ne deviennent qu'apparence superficielle. La déontologie n'est pas prise en tant que telle mais comme un outil supplémentaire pour convaincre et faire passer un message.

Ce type de dispositif médiatique subtil est ici possible parce que Rûdaw se situe dans le spectre politique des puissants. Il a l'air indépendant mais ne l'est pas vraiment. Il est dépendant d'un gouvernement et devient donc pendant d'une parole officielle. Contrairement à lui, les médias porches du PKK comme Med Nuçe, Stêrk Tv o u Özgür Gündem sont dans une démarche d'opposition frontale avec l'Etat turc. Et leurs moyens sont considérablement moindres. Si eux aussi voulaient avoir l'air professionnel grâce à la technique, ils ne le pourraient pas. Leur subjectivité est donc totalement assumée, et le discours est donc très marqué idéologiquement.

De ces deux conceptions du journalisme dans les régions kurdes, difficile de « préférer » un modèle à l'autre. Reste que le second, tout propagandiste qu'il est, a le mérite d'être honnête. Ce concept d’honnêteté vient, ces dernières années, s'ajouter à celui d'objectivité en déontologie journalistique. Prenant en compte les remarques de Ricoeur sur la vérité, certains se sont aperçus que la vérité et l'objectivité pures étaient impossibles en journalisme. Notamment parce que la subjectivité du journaliste intervient toujours dans la rédaction d'un sujet, ne serait-ce que dans le choix de son angle.