Les médias kurdes interdits, perquisitionnés : journalistes tués, en prison ou en exil

2. Les médias kurdes interdits, perquisitionnés : journalistes tués, en prison ou en exil

Nous étudierons donc dans cette partie les faits marquants de l'histoire récente en termes d'atteintes à la liberté de la presse et, plus généralement, des agressions subies par les journalistes kurdes. Les médias kurdes sont divisés, à l'image des organisations politiques de la région. Dès lors, la situation n'est pas du tout la même entre, d'un côté, la région autonome en Irak et les régions kurdes d'Iran, de Syrie et de Turquie.

Aussi, les lieux de répression de la presse kurde ne se limitent pas aux régions kurdes mais s'étendent en Europe où la diaspora est très présente et où nombre de médias se sont installés pour échapper à la censure. Ce qui n'a que rarement fonctionné.

Tout d'abord, les Kurdes de Turquie, qui sont les plus nombreux (représentent environ la moitié des Kurdes), ont vu leurs médias menacés dès leur création. En septembre 1992, le grand intellectuel kurde et chroniqueur d'Özgür Gündem, Musa Anter, est assassiné lors d'un attentat à Diyarbakir. Le rôle de l'Etat dans ce meurtre est rapidement mis à jour : « Dès 1998, l’Etat avait reconnu dans le

“rapport Susurluk” son implication dans le meurtre de Musa Anter et exprimé des regrets 65 ». Survient ensuite, en décembre 1994, un attentat contre le siège d’Özgür Ulke (héritier d’Özgür Gündem) déjà évoqué dans la partie précédente.

La télévision satellitaire exilée en Europe n'est pas protégée pour autant. Le gouvernement turc fait jouer son influence pour obtenir leur fermeture :

« Plusieurs épisodes dévoilent les heurts entre Med-Tv et l’État turc. En Turquie, seuls certains programmes sont brouillés, tandis que l’Etat turc tente de sensibiliser les Etats

occidentaux à la fermeture de la chaîne kurde 66 ».

Les studios de production de la chaîne, basés à Denderleeuw 67 , sont perquisitionnés par la police belge le 18 septembre 1996 ainsi que le siège du Parlement kurde en exil à Bruxelles.

« La Belgique, qui héberge les principaux studios de la société de production Roj NV, devient une autre cible de la diplomatie turque. En juillet 1996, Willy Deridder, commandant en chef de la gendarmerie, se rend en Turquie et signe un accord de coopération policière avec Alaaddin Yüksel, directeur général de la Sûreté. Le 18 septembre 1996, les studios de Med Tv à Denderleeuw et le siège du Parlement kurde en exil à Bruxelles sont perquisitionnés par plus de deux cent gendarmes dans le cadre de l’opération Spoutnik. Les studios de la chaîne sont mis sous scellés, vingt-et-un de ses employés placés en garde-à-vue, et l’entrée aux archives d’images est interdite, ce qui a perturbé pendant un moment la diffusion de la chaîne. L’opération Spoutnik s’est étendue simultanément aux bureaux de la Med Tv en Allemagne et en Angleterre. La raison officielle de l’opération était le blanchiment de l’argent au travers du racket, du trafic de la drogue et de la traite des êtres humains. Treize millions de marks allemands et cinq millions de francs suisses appartenant à la télévision ont été bloqués dans une banque du Luxembourg. Des pierres issues d’une collection de diamants et de saphirs,

65 Reporters Sans Frontières, « Problème kurde : la liberté de l’information fait partie de la solution »., page 4. 66 Anaïs Rigoni, « Med-TV dans le conflit kurde »., page 48. 67 Petite ville flamande située à une vingtaine de kilomètres à l'Ouest de Bruxelles.

d’une valeur estimée à 50 millions d’euros - qui ont été laissés comme garantie aux banques suisse pour obtenir le crédit nécessaire à la licence de la télévision -, ont

également été bloquées à la demande de la Belgique 68 .»

Une deuxième opération européenne contre les médias kurdes est lancée quelques années plus tard. En 2005, le Danemark commence à enquêter sur Roj Tv (héritière que Med Tv) sous l’impulsion de la Turquie. Mais Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, se rend dans le pays pour une réunion d’Assemblée parlementaire à l’OTAN. Apprenant qu’un journaliste de Roj Tv se trouve dans la salle de presse, il demande qu’il en soit expulsé. Le Premier ministre danois refuse et Erdogan quitte précipitamment le pays. Le Danemark révèlera par la suite avoir subi des pressions

de la part des Etats-Unis qui souhaitaient que les médias kurdes soient fermés. La presse révélait à l’époque que ces derniers auraient envoyé au gouvernement danois un dossier sur la télévision et demandaient la coopération du pays contre le terrorisme.

« Depuis un certain temps, la Turquie faisait pression sur le gouvernement américain pour une éventuelle intervention militaire contre les camps du PKK, au Nord de l’Irak. Dans la conjoncture actuelle de l’Irak, cette requête a été refusée par les responsables américains, affirmant privilégier une lutte contre les activités et les ressources financières de KONGRA-GEL en Europe. La crise autour de Roj Tv montre que la stratégie des États-Unis, refusant un engagement militaire au Nord de l’Irak contre les camps du PKK, s’oriente plutôt vers des pressions exercées sur certains pays de l’UE, afin que ceux-ci poursuivent les activités du PKK sur leurs sols. L’interdiction par le ministère de l’Intérieur allemand, en septembre 2005, d’Özgür Politika et de l’agence

d’information Mezopotamya (MHA), faisait probablement partie de cette politique 69 .» Toutes ces fermetures et perquisitions coûtent très cher aux médias. « La police saisit régulièrement

les bureaux, le matériel, les ordinateurs etc. Il faut tout recommencer à chaque fois et ça coûte très cher » explique Adem Uzun, membre du Congrès national du Kurdistan (KNK) rencontré au siège

de l'organisation à Bruxelles. Pour Maxime Azadi, journaliste pour Med Nuçe et fondateur de l'agence Firat (ANF) rencontré aux studios de Denderleeuw, ce processus explique, en partie, le manque de moyens des chaînes Med Nuçe et Stêrk Tv. Les ordinateurs sont anciens tout comme le mobilier.

L'ONG Reporters Sans Frontières, dans son dernier rapport sur la situation des journalistes kurdes en Turquie, énumère les dernières arrestations et intimidations subies par les médias kurdes ou prokurdes.

« Le rédacteur en chef d’Özgür Gündem, Reyhan Çapan, est actuellement poursuivi dans neuf affaires différentes en raison d’articles publiés en février-mars 2014. Accusé d’avoir “repris les déclarations ou communiqués“ du PKK et de “faire la propagande“

de l’organisation, le journaliste est passible d’une peine maximale de 45 ans de prison en vertu de la loi antiterroriste. Le rédacteur en chef de l’hebdomadaire Demokratik Ulus, Arafat Dayan, risque quant à lui jusqu’à 90 ans de prison dans le cadre de dix-huit procès pour “propagande“ du PKK. En décembre 2014, la directrice de publication

68 Akpinar, « L’État turc face aux télévisions transfrontières kurdes »., page 96. 69 Ibid., page 99.

d’Özgür Gündem, Eren Keskin, a été reconnue coupable de “dénigrement de la nation turque et de l’Etat“ (article 301 du code pénal) pour avoir dénoncé des viols commis par

un militaire 70 .» Les arrestations se doublent de fermeture des sites internet des médias, qui sont d'ailleurs en cours

au moment d'écrire ces lignes. De même que les arrestations de journalistes : à la mi-mai 2016, 13

journalistes de l'agence DIHA étaient toujours placés en détention 71 . « Fin juillet 2015, peu après le début des bombardements turcs contre les bases du PKK

en Irak, la Haute instance de la télécommunication (TIB) a ordonné le blocage d’une centaine de sites d’information. Parmi ceux-ci figurent au moins 65 portails kurdes, y compris les principaux titres de référence (Özgür Gündem, DIHA, ANHA, RojNews…) et les versions en ligne de journaux locaux tels que Yüksekova Haber ou Cizre Haber. DIHA a tenté de résister en mettant en place une vingtaine de sites miroirs au cours des deux mois suivants, mais ils ont tous été bloqués les uns après les autres. Le 28 septembre à Diyarbakir, 31 collaborateurs des médias étaient brièvement interpellés au terme d’une brutale perquisition des locaux de DIHA et d’Azadiya Welat. Les répercussions du conflit se sont rapidement fait sentir bien au-delà des médias kurdes. L’ensemble du spectre médiatique est aujourd’hui affecté par le retour à l’état de guerre

et la volonté du pouvoir de resserrer les rangs autour de lui 72 .»

Au-delà des arrestations et de la fermeture des sites internet, les agressions physiques sont courantes :

« Abus policiers ou expression de fortes tensions qui traversent la société, les actes de violence à l’encontre des professionnels des médias ne sont pas rares dans la région, processus de paix ou pas. Le 12 août 2015, deux journalistes ont été pris à partie par les forces de l’ordre alors qu’ils tentaient de couvrir l’arrivée d’un policier blessé par des tirs du PKK à l’hôpital de Nusaybin, dans la région de Mardin. Des membres des forces antiémeutes ont tiré en l’air à leur approche en affirmant qu’ils étaient “tous des militants“ puis ils les ont frappés, cassant l’appareil photo de l’un d’entre eux. Le 9 juin, trois journalistes ont été blessés par des militants du parti islamiste Hüda-Par à Diyarbakir, alors que ces derniers menaient une expédition punitive dans les quartiers

contrôlés par le PKK après la mort sous les balles d’un leader islamiste 73 .» Les violences ont redoublé depuis le siège de l’Organisation État islamique sur Kobané en octobre

2014. La violence du conflit syrien traverse sans mal la frontière poreuse de l’Etat turc. « Si des journalistes ont été agressés en marge d’affrontements jusqu’à Ankara ou

Istanbul, certaines zones frontalières de la Syrie ont été le théâtre de violences policières généralisées. Dans le district de Suruç, en particulier, les forces de l’ordre ont dispersé sans ménagement de nombreux journalistes qui venaient observer la situation à

Kobané 74 ». Les journalistes étrangers qui souhaitent travailler dans les régions kurdes ne sont pas ou peu

préservés de ces pratiques.

70 Reporters Sans Frontières, « Problème kurde : la liberté de l’information fait partie de la solution »., page 9. 71 Diler, « Une journaliste de l’agence DIHA emprisonnée », Nouvelle Turquie, 15 mai 2016,

http://www.nouvelleturquie.com/fr/repression/une-journaliste-de-lagence-diha-emprisonnee/. 72 Reporters Sans Frontières, « Problème kurde : la liberté de l’information fait partie de la solution »., page 13.

73 Ibid., page 17-18. 74 Ibid., page 18.

« Le message est clair : les journalistes étrangers souhaitant couvrir les affrontements en cours dans le sud-est ne sont pas les bienvenus. Les mesures prises à leur encontre ces dernières semaines sont sans précédent depuis les années 90. Le 31 aout 2015, deux journalistes britanniques de VICE News et leur fixeur irakien ont été placés en détention provisoire au terme de leur garde-à-vue. Les trois hommes avaient dans un premier temps été accusés de filmer sans accréditation, avant d’être inculpés pour des “crimes commis au nom d’une organisation terroriste“. Jake Hanrahan et Philip Pendlebury ont été relâchés trois jours plus tard et expulsés de Turquie, mais Mohammed Ismael Rasool est quant à lui toujours incarcéré dans une prison de haute sécurité à Adana (sud). Le sort de la journaliste néerlandaise Frederike Geerdink est lui aussi éloquent. Installée en Turquie depuis 2006, c’était la seule journaliste étrangère basée à Diyarbakir. La pression à son encontre s’est accrue tout au long de l’année 2015 : brièvement interpellée en janvier et poursuivie pour “propagande du PKK“, elle a été acquittée en avril, mais le parquet a fait appel et relancé le procès. Interpellée le 6 septembre dans le district de Yüksekova (province de Hakkari, non loin de la frontière iranienne) en compagnie de militants pacifistes dont elle couvrait les activités, elle a été expulsée quatre jours plus tard. Après tant d’années en Turquie, elle vit son retour aux Pays-Bas

comme un exil 75 .»

Il ne s'agit donc pas uniquement pour le gouvernement d'atténuer la couverture des événements des régions kurdes par les journalistes kurdes mais de faire taire toute voix dissidente, d'où qu'elle vienne et peu importe son lectorat.

A ces différentes formes d'intimidation s'ajoute une pression économique liée à la publicité, elle largement répandue dans les rédactions du monde entier. Les journalistes kurdes font donc aussi face à des problèmes bien connus des journalistes français comme celui de l’indépendance vis à vis

d e s annonceurs. La pression économique exercée par la part des annonces publiques dans les colonnes des journaux, notamment locaux, est très forte :

« Les titres locaux font face à une difficulté supplémentaire : leur vulnérabilité économique, en particulier face aux autorités locales. Sans annonceurs, très peu survivraient parmi la dizaine de quotidiens que compte Diyarbakir. Et sur le marché publicitaire, les annonces publiques se taillent la part du lion. “Il y a quelque temps, un député qui nous poursuit en justice s’est dit surpris que nous ayons osé le critiquer alors que nous dépendons des annonces publiques“, rapporte le rédacteur en chef d’un quotidien local. “Même mes associés commencent à s’inquiéter de mes articles critiques. Certaines grandes compagnies refusent de placer leur publicité chez nous“. La plupart des journalistes interrogés par RSF s’accordent à voir dans cette dépendance un

facteur d’autocensure majeur 76 .»

Reporters Sans Frontières s'inquiète également de la situation des journalistes en Iran, classé « noir » dans son barème de la liberté de la presse par pays. Et les journalistes kurdes ne font pas exception :

« Reporters sans frontières est vivement préoccupée par la situation de deux journalistes kurdes, Khosro et Masoud Kourdpour, directeur et collaborateur du site d’information Mokeryan. Leur procès a pris fin hier dans la ville de Mahabad. Ces journalistes ont été accusés d’être des “mohareb“ (ennemis de Dieu), “d’actions et publicité“ contre le régime, et de publication d’informations sur la situation des prisonniers et des droits de l’homme. Ces accusations sont, en vertu de la loi iranienne, passibles de la peine

75 Ibid., page 20. 76 Ibid., page 17.

capitale. Arrêtés début mars 2013, ils ont été mis en examen par la 2e chambre du tribunal de Mahamabad (Ouest du pays) après 111 jours de détention illégale par les

services des Renseignements 77 .»

Mahdi Sarmadi Rad, étudiant iranien en master de commerce international à Paris, cite quelques exemples :

« La plupart des journaux kurdes en Iran sont arrêtés pour des raisons politiques comme l'hebdomadaire Aştî publié en farsi et kurde à Téhéran et distribué en Iran et Irak mais arrêté en 2005, Rojhalât arrêté par le gouvernement d'Ahmadinejad, ou encore Payam Kurdistan lancé en 2005 et arrêté après 47 numéros ».

Cette situation que RSF juge préoccupante est donc surtout liée à la pression exercée par les gouvernements turcs ou iraniens contre les médias kurdes. Le cas des médias kurdes en Irak est tout à fait différent puisque le gouvernement est kurde. Dès lors, les médias ne sont plus attaqués parce qu'ils sont kurdes mais parce qu'ils adoptent un ton contestataire ou dévoilent des informations compromettantes. En somme, la situation au Kurdistan irakien est bien plus comparable, dans une toute autre mesure, à ce qu'il se passe dans le reste du monde. En Turquie ou en Iran, le simple fait

de se revendiquer comme kurde est problématique puisque ce terme renferme une notion d'insubordination. En Irak cette identité n'est plus un problème. Mais la presse n'est pas libre pour autant, le climat est d'ailleurs très tendu, comme le raconte un rapport RSF sur la question datant de 2010.

« Les hommes politiques n’aiment pas la critique de nombreuses plaintes sont déposées contre les journalistes et leur rédaction. On constate, au Kurdistan irakien, un abus des procédures intentées contre les journalistes, ce qui est contraire aux principes mêmes d’un Etat de droit. Ainsi, neuf plaintes ont été déposées en 2009 contre le journal

Awene, entre 10 et 15 au cours de la même période contre Lvin Magazine 78 .» Au-delà des procédures légales lancées par la justice, les intimidations surviennent également

régulièrement. « Des nombreux journalistes ont mentionné à RSF qu’ils recevaient fréquemment des

menaces de mort par SMS, par email, fax, etc., portant sur leur personne, mais également sur des proches. Principalement les journalistes collaborent à des journaux indépendants ou de l’opposition. Les menaces sont la plupart du temps anonymes. Hoshyar Abdulah Fatah de KNN a même déclaré avoir eu des menaces placardées sur la porte de son domicile. Ces menaces font souvent directement suite à la publication d’un

article 79 .» Et la violence physique de la part des forces de l'ordre non plus.

« Nombreux sont les journalistes à se plaindre des violences de la part, notamment, des policiers en tenue ou des forces de sécurité (Asayesh), voire des forces de sécurité de l’UPK et du PDK. Ces dernières, qui n’ont pas d’existence légale reconnue, peuvent être assimilées à des milices, “qui constituent une véritable menace pour la démocratie“,

77 « Suspension d’un journal réformateur par le gouvernement d’Hassan Rohani | Reporters sans frontières », RSF, 29 octobre 2013, https://rsf.org/fr/actualites/suspension-dun-journal-reformateur-par-le-gouvernement-dhassan-rohani.

78 Reporters Sans Frontières, « Entre liberté et exactions, le paradoxe des médias au Kurdistan irakien »., page 16-17. 79 Ibid.

a déclaré un journaliste 80 .»

L'ONG s'attarde particulièrement sur le cas de deux journalistes kurdes assassinés ces dernières années dans des conditions troubles. Soran Mama Hama, 23 ans a été assassiné à Kirkouk le 23 juillet 2008 : « Originaire de Kirkouk, Soran a grandi à Souleimanieh où sa famille s’était réfugiée. Deux ans après, les assassins et les commanditaires n’ont toujours pas été retrouvés. Les autorités

n’ont fourni à ce jour aucune information à la famille sur une éventuelle avancée de l’enquête 81 .» Le second, Sardasht Osman, 23 ans, était étudiant à l'université d'Erbil. « Auteur de nombreux articles, il avait notamment écrit une tribune publiée fin 2009 qui s’intitulait : “Ah! Si j’étais le gendre de Massoud Barzani“ dans le Kurdistan Post. Il a été enlevé le 4 mai 2010 vers 8h20 devant l’université par des hommes en civil. Son corps a été retrouvé deux jours plus tard à Mossoul, une

balle dans la tête 82 .»