À contexte particulier, journalisme particulier

6. À contexte particulier, journalisme particulier

Les journalistes kurdes, notamment en Turquie, subissent des pressions très importantes de la part du gouvernement turc. Ils sont confrontés à une guerre de trois natures : la guerre civile bien réelle qui a lieu au Kurdistan turc, la guerre médiatique autour de ce conflit mais aussi autour de celui en Syrie/Irak et la “guerre” que mène contre lui l’Etat via pressions, intimidations, fermetures des sites internet et perquisitions. Une guerre niée par le gouvernement : «Je ne suis pas en guerre contre les médias », a déclaré le président Erdogan lors de son voyage aux États-Unis, le 31 mars 156 .

Il faut prendre toute la mesure de ce contexte très particulier : les médias kurdes ne sont pas en mesure de se positionner en tant qu’observateurs du conflit en cours. Ils sont partie prenante. Ils prennent parti, se placent d’un côté du champ de bataille. Dès lors, ils ne s’adressent plus au monde entier en tant que source d’information objective, ils deviennent les porte-voix d’une communauté politique. Car si les idées du PKK ou du HDP ont un écho puissant dans les régions kurdes, elles sont loin de faire l’unanimité. Très progressistes, elles font face à une société agraire parfois très conservatrice et religieuse. D’où les récits surprenants de jeunes kurdes néo-marxistes faisant face, à Kobané, à d’autres Kurdes, eux membres de Daech. Ces divisions internes sont d'ailleurs telles que certains historiens estiment qu'ils y a plusieurs peuples kurdes. Ils confirment en cela la théorie

de l'historien Eric Hobsbawn : ce ne sont pas les nations qui créent les États mais les États qui créent les nations. C'est parce qu'ils ont été divisés pendant des décennies par des frontières physiques et arbitraires que les cultures politiques kurdes ont fortement divergé.

En ces temps de guerre, les conflictualités s’accentuent, l’effet “eux” contre “nous” aussi. Les subtilités, le souci du détail et la remise en cause de son propre camp sont relayées au second plan. L’objectif est plus haut, plus loin et nécessite le concours d’un groupe de personnes unies. Comment gagner une bataille si les soldats d’un même bataillon passent leur temps à se disputer ? Comment se défendre contre celui qui nous agresse quand on passe son temps à faire le ménage dans son propre camp ?

Dedet, « Turquie : liberté de la presse, le monde du silence » sur JeuneAfrique.com

Sauf que la recherche de soutien international de la part des Kurdes devient compliquée. Les journalistes occidentaux, habitués à des règles déontologiques et des méthodes de travail relativement strictes, ne les prennent pas au sérieux. Ils les qualifient d’outils de “propagande du PKK”, ou de Barzani dans le cas de Rûdaw et Xebat. Dès lors les informations qu’ils relayent n’ont pas le même écho.

Si les journalistes kurdes ne font pas face aux mêmes pressions, impossible de critiquer leur travail

de la même manière que de nombreux auteurs critiquent le système médiatique à l’occidentale. Impossible de parler de journalisme de “révérence”, de “connivence” ou de “conformisme” quand les personnes interrogées se disent militants avant tout. Comment étudier un système médiatique qui s’inscrit tout entier contre un Etat, ou tout du moins en dehors de celui-ci ? Car tout média se construit avec le politique, dans une société structurée, bien délimitée.