Journalistes certes, mais militants avant tout

1. Journalistes certes, mais militants avant tout

La posture morale évoquée ci-dessus semble être ce qui prime pour les journalistes, bien avant tout le reste. Quand ils travaillent pour les médias réputés proches du PKK, la notion de lutte et la volonté de militer pour leur cause passent au premier plan. Maxime Azadi et Gulê Algunerhan ont tous les deux été militants dans les mouvements de gauche prokurdes avant de devenir journalistes et, selon eux, ce chemin de vie est très commun parmi leurs collègues.

En fait, « le journalisme fait partie du militantisme kurde », explique Maxime Azadi. La presse et les médias ne sont donc selon lui que la composante d'un tout plus large et plus important. Ils ne sont pas autosuffisants et autonomes mais instrumentalisés au service d'un militantisme. Et ce positionnement semble ne poser aucun problème :

« Aucun média n'est fiable 100%. Sans parler de la position prise par ces médias, les informations publiées sont plus proches de la réalité et des faits. La fiabilité se trouve dans l'opposition démocratique quand il s'agit des régimes répressifs, autoritaires, anti- démocratiques ou fascistes... Tout comme les autres termes, la fiabilité peut faire aussi l'objet de manipulation. La question est donc "fiable selon qui, pour qui?" Özgür Gündem, ANHA, DIHA, ANF font partie d'une longue tradition des médias kurdes qui prend ses racines de la lutte difficile du peuple kurde en Turquie, même si ANHA est apparu après la révolte révolutionnaire au Kurdistan syrien en 2011. Plus de 70 journalistes et travailleurs des médias kurdes ont été assassinés en Turquie depuis les années 90. Des dizaines de journaux et revues kurdes ont été fermés, sans parler des arrestations systématiques. Ces médias paient toujours le prix lourd, donc ils méritent le respect avant tout. Ce qui est important dans les régions où il y a la guerre ou règnent les régimes autoritaires, c'est la position des médias face aux exactions... Enfin, la fiabilité est l'une des explications de toutes ces formes de répression 140 .»

Ce verbatim de Maxime Azadi est d'ailleurs conforté par les analyses de RSF qui a conduit de nombreux entretiens avec les journalistes du Kurdistan turc.

« “Les médias kurdes se sont créés comme des outils de lutte”, “c’est un journalisme de mission”, résument deux journalistes qui se considèrent comme extérieurs à cette tradition. De fait, le cadre de référence de cette presse est politique, social et moral, avant d’être purement professionnel. Ses collaborateurs sont généralement venus au journalisme pour témoigner de problèmes qui leur tiennent à cœur, ils se sentent un devoir de se concentrer sur la question kurde. “La situation, ici, nous pousse à un journalisme tout à fait différent“, expliquait en 2013 Hayrettin Çelik, cofondateur de l’Association des journalistes libres (ÖGC) à Diyarbakir. “Il y a un tas de sujets qu’on n’arrive pas à traiter car on se doit de donner la priorité aux problèmes politiques, aux événements qui coûtent des vies humaines. (...) Cela peut sembler être du journalisme militant, mais il ne consiste qu’à refléter le vécu des gens, la réalité du terrain 141 ”. »

Cette idée selon laquelle ce qui nous semble militant de l'extérieur reflète une réalité et une objectivité dans la perspective kurde revient très fréquemment dans les ouvrages que nous avons consultés. Dans Kurdish Identity, Discourse and New Media, Sheyholislami cite une anecdote

Voir annexe page 85

Reporters Sans Frontières, « Problème kurde : la liberté de l’information fait partie de la solution »., page 6.

parlante reproduite depuis un article de Nicolas Birch paru sur le site Eurasianet 142.

« N'importe qui de suffisamment riche pour acheter une antenne et un décodeur satellite

a été en mesure de regarder les programmes kurdes 24h/24, diffusés depuis le siège bruxellois de Medya Tv. “Grâce à Medya, la seule raison pour laquelle nous regardons la télévision turque est de voir à quel point elle ment“ raconte Muzaffer, un patron de café. “Seule Medya est objective, elle est les yeux et les oreilles de notre peuple. “ 143 ».

Cette notion de perspective explique sans doute d'ailleurs les très grandes différences de perception des médias entre journalistes français et journalistes kurdes. Pour bien comprendre la perspective idéologique des Kurdes de Turquie et de Syrie, il convient de comprendre ce qui la structure, à savoir les thèses d'Abdullah Öcalan, fondateur du PKK.