Les Etats veulent empêcher la création d'une identité commune

4. Les Etats veulent empêcher la création d'une identité commune

Abdulkhaliq explique dans sa thèse 85 que les médias kurdes ont permis le développement d'un sentiment d'appartenance à un même groupe entre les Kurdes séparés par les frontières turques, syriennes, iraniennes et irakiennes. Cette hypothèse est confirmée par Sheyholislami 86 avec la réserve que les divisions politiques restent fortes. Reste que la musique, les fêtes comme le Newroz, le mode de vie rural et la volonté d'appartenance à une même nation forment un tronc commun à l'identité kurde. Ces auteurs démontrent dans leurs ouvrages que les médias kurdes tentent de créer

ce lien entre les Kurdes mais aussi entre les Kurdes et les mouvements politiques qui disent les représenter. Ce point de vue est également partagé par Akpinar :

« La principale raison d’être de Med Tv semble plutôt être le maintien des liens entre le mouvement kurde et ses sympathisants. Son émergence s’inscrit dans une étape décisive

de la guerre pendant laquelle la stratégie adoptée par les autorités étatiques commençait à apporter des résultats. (...) L’évacuation des villages et l’immigration forcée de quelques millions de personnes avaient mis en difficulté, entre autres, le contact direct des militants avec les paysans. La création de cette chaîne transfrontières avait donc pour but de minimiser les effets de la politique contre-insurrectionnelle en renouant la

communication entre le mouvement nationaliste et la population kurde 87 ». Ces chaînes incarnent donc un danger pour tout État-nation qui souhaite unifier sa population et

résorber les velléités indépendantistes ou autonomistes. C'est ce qu'explique Hassanpour cité par Sheyholislami dans Kurdish Identity, Discourse, and New Media.

« Med Tv a perturbé le projet constitutionnel turc d'une présence pure et souveraine de la Turquie au “Sud-Est“. Elle n'a pas créé de relation avec les spectateurs kurdes en tant que spectateurs mais plutôt en tant que citoyens d'un État kurde et, ce faisant, a exercé une souveraineté déterritorialisée. Chaque jour, les téléspectateurs font l'expérience d'une citoyenneté via le drapeau national, l'hymne national, la télévision nationale et l'agence de presse nationale. En fait, Med Tv lève le drapeau kurde chaque jour dans

près de deux millions de foyers. 88 » (Hassanpour, 1998, p. 66 89 )

Il semble que l'État turc a essayé de contrecarrer ce phénomène autrement que via des arrestations et des fermetures de médias. Il a ainsi crée ses propres médias en langue kurde pour faire passer un autre message que celui des chaînes idéologiquement proches du PKK comme Med Tv et ses héritières (Roj Tv, Mezopotamya, Stêrk etc.).

« Les autorités turques ont réfléchi, en 2000, à la nécessité de fonder une chaîne de télévision locale en langue kurde. La direction du MIT, le service national de renseignements, estimait qu’il fallait un concurrent face à Medya Tv devant surtout cibler les femmes kurdes dont la majorité ne maîtrisent pas le turc. Cette politique particulière à l’encontre du public féminin répond à un double enjeu. D’une part, le PKK a développé un discours et une stratégie spéciale concernant les femmes. Le

85 Abdulkhaliq, « La construction de l’identité nationale kurde dans la presse, au Kurdistan d’Irak, de 1991 à 2010 ». 86 Sheyholislami, Kurdish Identity, Discourse, and New Media. 87 Akpinar, « L’État turc face aux télévisions transfrontières kurdes »., page 94. 88 Sheyholislami, Kurdish Identity, Discourse, and New Media., page 96. 89 Amir Hassanpour, « The creation of Kurdish media culture », in Kurdish Culture and Identity (London ; Atlantic

Highlands, N.J: Zed Books, 1996), 48-84.

résultat de sa politique est visible, par exemple, dans les mobilisations de rue où elles sont nombreuses. En outre, comme une bonne partie d’entre elles ne maîtrisent pas le turc, la langue maternelle des enfants kurdes reste le kurde, ce qui fragilise la politique d’assimilation de l’Etat. Les émissions en langue kurde sous-titrées en turc sont alors pensées comme pouvant diffuser la politique étatique parmi les femmes et les inciter à apprendre la langue officielle. (...) Utiliser la télévision nationale comme outil d’intégration est probablement le plus ingénieux moyen auquel a recours la stratégie étatique pour attirer les téléspectateurs kurdes et contrecarrer les télévisions

transfrontalières kurdes 90 .»

L'État turc s'est donc approprié la langue kurde pour faire passer un message conforme à sa politique. Difficile de mesurer son succès mais la survie et le développement des médias kurdes, notamment sur internet, semble indiquer un échec.

Conclusion :

Nous avons donc vu dans cette partie un aperçu de l'évolution de la presse kurde au regard de l'histoire de cette région. Il en ressort que cette histoire est ponctuée de mouvements protestataires qui visent, à différents degrés, une forme d'autonomie vis à vis de l'État nation dans lesquels ils s'inscrivent. Et cette volonté a été globalement réprimée par ces États, de la même manière que les médias qui se faisaient porte-paroles de cette lutte. Nous avons vu, à travers l'exemple turc, comment un État peut à la fois tenter d'assimiler une partie de sa population et réduire au silence toute voix dissidente. Pour tenter de comprendre comment le discours médiatique s'imbrique dans cette situation politique complexe et quel rôle il y joue, nous allons étudier plus en détail leur relation au politique. Car si l'histoire des médias se superpose à l'histoire des Kurdes en tant qu'elle se structure autour de persécutions menées par les États-nations, il convient de préciser que ce lien existe de par l'imbrication des médias dans les mouvements politiques kurdes.

90 Akpinar, « L’État turc face aux télévisions transfrontières kurdes »., page 101-102.