Deux guerres médiatiques pour les journalistes kurdes : interne et externe

4. Deux guerres médiatiques pour les journalistes kurdes : interne et externe

Dans le climat propice à la mise en valeur de la cause kurde, à savoir le conflit syrien, divers médias kurdes tentent de faire entendre leur voix et leur vision du monde. Les discours ne sont pas les mêmes : d'un côté, Massoud Barzani, le président du Kurdistan irakien, s'allie avec la Turquie et les Etats-Unis et tente de sensibiliser l'Occident à la cause kurde via la production de films en tandem avec Bernard Henri-Lévy et le financement de médias. Son neveu, Premier ministre de la même région autonome, finance directement Rûdaw, un groupe de médias très actif et moderne.

De l'autre côté, une autre « tradition » : celle des médias prokurdes proches du PKK et du PYD, parti allié au Rojava, la région kurde en Syrie. Ces derniers sont dans une logique d'opposition face aux Etats turcs et syriens, malgré un changement notoire pour les Kurdes syriens qui ont, de facto, obtenu une forme d'indépendance après les victoires militaires remportées face à l'Organisation Etat islamique et à divers groupes rebelles en Syrie.

Par médias interposés, ces deux « groupes » s'affrontent physiquement ou verbalement. L'ONG Reporters Sans Frontières rapporte par exemple plusieurs cas d'agressions physiques contre des journalistes pro-Barzani au Kurdistan syrien, tenu par le PYD, opposant politique du PDK. Elle évoque aussi l'endommagement des locaux de plusieurs médias au Kurdistan irakien, notamment en tant que ces médias sont les représentants de partis politiques 147 .

« Le PYD et ses sbires n’hésitent pas à arrêter, voire enlever, les acteurs de l’information un peu trop critiques, afin de les réduire eux au silence et intimider les autres » lance RSF dans un article évoquant le kidnapping de deux journalistes, l'un de Rûdaw et l'autre de Zagros Tv en marge du conflit au Rojava. L'ONG dénombre ainsi une dizaine d'agressions, intimidations perpétrées par les

« RSF dénonce la terreur des forces de sécurité kurdes contre la presse | Reporters sans frontières », RSF, 17 octobre 2015, http://rsf.org/fr/actualites/rsf-denonce-la-terreur-des-forces-de-securite-kurdes-contre-la-presse.

soldats kurdes syriens à l'encontre de journalistes eux aussi kurdes mais travaillant pour des médias n'étant pas dans le spectre politique du PYD.

Cette confrontation entre les Kurdes via les médias peut être violente. Elle se double d'une guerre de communication par médias interposés entre les Kurdes et leurs adversaires. Cette « guerre médiatique » sert avant tout à donner une bonne image de la cause kurde auprès de l'opinion internationale. Plusieurs outils de communications sont utilisés. Le dernier en date est le film de Bernard Henri-Lévy sur les peshmergas, les forces combattantes du Kurdistan irakien. Dans un entretien accordé à Paris Match 148 , lui aussi se défend de faire de la propagande pour la cause kurde, il évoque au contraire un « cinéma engagé ». Nous remarquons donc qu'il utilise le même argumentaire que de nombreux journalistes kurdes. Mettre en valeur une cause relève de l'engagement, la qualification de « propagande » ne fonctionne que pour qualifier les outils médiatiques de l'ennemi.

Inscrire la question kurde dans les préoccupations des dirigeants occidentaux est un des objectifs principaux d'Adem Uzun, membre du Congrès national du Kurdistan à Bruxelles et lobbyiste auprès des institutions européennes. Outre ce pendant plus « traditionnel » de l'influence politique, les médias incarnent une deuxième voie. Le fait que de nombreux médias, et notamment les télévisions satellitaires, soient présentes sur le sol européen, sert cet objectif de sensibilisation à la cause kurde. C'est en tous cas le résultat des recherches conduites par Akpinar.

« La déterritorialisation de la télévision kurde sert, de plus en plus, à l’internationalisation de la “question kurde”, à son inscription dans l’agenda international auquel l’État turc contribue contre son gré 149 .»

La principale « guerre médiatique » conduite par les médias kurdes de Turquie s'attaque à la communication de l'Etat turc. Dès lors, l'Etat turc s'attaque aux médias kurdes, nous l'avons vu au début de ce mémoire, mais ce sont aussi les médias turcs proches du pouvoir qui relaient ce discours anti-kurde, ou tout du moins farouchement opposé aux instances politico-médiatiques kurdes. Dès lors, l'Etat turc, à travers les médias qu'il contrôle, mène une guerre médiatique contre eux. Cette problématique contribue par ailleurs à la croissance polarisation de la société turque et entrave sérieusement la liberté de la presse en Turquie, déjà très précaire. Une situation jugée alarmante par l'ONG Reporters Sans Frontières qui l'évoque longuement dans le rapport consacré aux journalistes kurdes en Turquie : « Lorsque les uns reprochent aux autres d’être inféodés au PKK, ils se voient à leur tour accusés d’autocensure 150 . » L'ONG relève dans un premier temps les pressions directes du gouvernement à l'encontre des rédactions au sujet de la question kurde avant de d’illustrer cette notion de « guerre médiatique » par plusieurs exemples marquants.

Flore Olive, « BHL: “Les peshmergas n’aiment pas la guerre” », Paris Match, consulté le 3 juin 2016, http://www.parismatch.com/Actu/International/BHL-Les-peshmergas-n-aiment-pas-la-guerre-983560 sur le site de Paris Match

Akpinar, « L’État turc face aux télévisions transfrontières kurdes », page 100.

Reporters Sans Frontières, « Problème kurde : la liberté de l’information fait partie de la solution »., page 6.

« Dès le 25 juillet (2015), le Premier ministre Ahmet Davutoglu et son vice-Premier ministre, Yalçin Akdogan, invitaient les directeurs des principales rédactions turques à un briefing sur la couverture des “opérations antiterroristes“. Les consignes données semblent avoir été respectées, et de nombreux grands médias nationaux ont retrouvé leurs vieux réflexes : malgré leur discours pacifiste, les représentants du HDP sont boycottés par les grandes chaînes de télévision, un revirement d’autant plus spectaculaire que leur leader, Selahattin Demirtas, était devenu une figure très médiatique ces derniers mois. Tout comme le débat politique sur la question kurde, la situation des civils dans les zones affectées par le conflit est largement éclipsée au profit d’une couverture exclusivement sécuritaire, faisant la part belle aux funérailles des soldats et policiers tués par le PKK. Encore de nombreux médias attendent-ils la version

de l’état-major avant de rapporter les attaques dont sont victimes les forces armées turques 151 .»

« Des médias gouvernementaux participent à cette criminalisation du journalisme critique. L’enquête ouverte contre le groupe Dogan se fonde sur un article publié en une du journal Günes. Le quotidien Yeni Safak (pro-gouvernemental) a qualifié Mehves Evin (chroniqueuse de Milliyet licenciée fin aout 2015 pour un papier sur les combats jamais publié) de “sympathisante du PKK“. Le chroniqueur du quotidien Star (pro- gouvernemental également), Cem Küçük, s’est récemment illustré par de nombreuses attaques verbales à l’encontre de journalistes critiques. Au lendemain de la seconde attaque contre la rédaction d’Hürriyet, le 9 septembre, il s’en est pris à un journaliste de

ce média, Ahmet Hakan, en le traitant de “premier propagandiste du PKK“ : “Si nous le voulions, nous t’écraserions comme une mouche. Tu as de la chance d’être toujours en vie et que nous ayons eu jusqu’ici pitié de toi.“ Le 30 septembre, Ahmet Hakan était victime d’une violente agression devant son domicile d’Istanbul 152 .»

La guerre médiatique à laquelle prennent part les médias kurdes est donc multiple et complexe, en tous cas en ce qui concerne ceux de Turquie. Ils doivent faire face à plusieurs adversaires : les autres Kurdes, notamment en Irak, l'Etat turc et les médias turcs proches du pouvoir. Ce contexte conflictuel engendre une intensification de la polarisation de la société et donc une radicalisation des discours. Si l'on part du principe que propagande et « journalisme engagé » sont deux termes qui renvoient aux même pratiques, l'une avec une connotation négative et l'autre positive, on remarque bien que ce contexte difficile entraîne une accentuation de la subjectivité du discours. Les médias deviennent plus farouchement « engagés » parce qu'ils doivent attaquer et se défendre en permanence.