Des médias qui participent à la construction de l’identité nationale

2. Des médias qui participent à la construction de l’identité nationale

La lutte contre l'oppresseur, bien souvent l'État-nation sauf pour le cas irakien, incarne le ciment du discours médiatique kurde. En résulte, nous l'avons vu, le développement d'une identité commune autour de cette posture de victime. Cette identité a été véhiculée dès la naissance de la presse kurde à la fin du XXe siècle :

« Kurdistan a d’abord donné de l’importance à la langue kurde, en en faisant une langue écrite, moderne et populaire partagée parmi les masses, plutôt qu’une langue classique réservée aux privilégiés et aux aristocrates. Ainsi, les rédacteurs essayèrent - au travers

de Kurdistan, de désigner la langue comme premier symbole de l’identité nationale kurde 91 .»

« Les acteurs principaux de l’émergence du nationalisme kurde furent les intellectuels influencés par le mode de vie occidental, et aussi par les deux mouvements des Jeunes

Turcs 92 en Turquie et des Mashrûtekhanan 93 en Iran. Leur première tentative de voir un État indépendant échoua. Les journaux restèrent donc, pour longtemps, le seul moyen

de revendication nationaliste, porteur de la construction de l’identité nationale 94 ». Ce processus se poursuit bien des années plus tard avec les chaînes satellitaires déjà évoquées

comme Med Tv et ses héritières. « Les motivations des salariés et bénévoles de Med Tv demeurent avant tout liées à la

construction et à la perpétuation de l’identité ethnico-culturelle kurde voire assyro- chaldéenne et au devoir de soutien à la cause. (…) Quelques témoignages mettent en lumière l’existence d’un consensus au sein de l’équipe, forcé par la “priorité de la lutte”

face à un ennemi commun, l’Etat turc, ciment essentiel de la chaîne 95 .»

Le caractère satellitaire et donc transfrontalier de cette chaîne permet de renforcer le phénomène : « L’innovation technologique (ici le satellite) vient renforcer, dynamiser et faciliter le

travail des réseaux associatifs, politiques ou religieux, dont les liens tendent à transcender les distances géographiques et à dépasser les frontières étatiques physiques

et parfois même juridiques 96 ».

Ce vecteur de communication est avant tout politique et permet de véhiculer une certaine idéologie. « Med-Tv constitue un important vecteur de la kurdicité et permet la perpétuation

identitaire sans s’insérer directement dans le conflit armé. (...) Les ressources et les modes de mobilisation des Kurdes passent ainsi en grande partie par les médias. Il est essentiel pour les organisations politiques de propager une image non seulement

crédible mais victorieuse des combattants 97 .»

91 Abdulkhaliq, « La construction de l’identité nationale kurde dans la presse, au Kurdistan d’Irak, de 1991 à 2010 »., page 74.

92 Les Jeunes Turcs (Jöntürk) étaient un parti politique nationaliste révolutionnaire et réformateur ottoman dont les chefs ont mené une rébellion contre le sultan Abdülhamid II (renversé et exilé en 1909), planifié le génocide

arménien et mis en œuvre la turquification de l'Anatolie. (Wikipédia) 93 Les Mashrûtekhanan étaient affiliés au mouvement royaliste iranien.

94 Abdulkhaliq, « La construction de l’identité nationale kurde dans la presse, au Kurdistan d’Irak, de 1991 à 2010 »., page 66.

95 Anaïs Rigoni, « Med-TV dans le conflit kurde »., page 46. 96 Ibid., page 47. 97 Ibid., page 47.

Cette considération du média comme devant parachever un but politique et idéologique est d'ailleurs complètement assumé par le leader du PKK, Abdullah Öcalan.

« Pour Abdullah Öcalan, le leader du PKK, Med Tv est “la première institution nationale kurde. Elle permet aux Kurdes de se réapproprier leur langue, leur culture, de réaliser leur unité nationale. Développer une telle institution sans le PKK eût été

impossible“ 98 ». Celui que ses partisans surnomment affectueusement « Apo 99 » avoue ici à demi-mot le rôle du

PKK dans la construction de cette chaîne. Reste que cette implication est niée par les journalistes qui y travaillent. Une des idées les plus fortes du PKK est de parvenir à faire le lien entre tous les Kurdes. Cette ambition de développement d'une identité transfrontalière est donc elle-même le pendant d'une idéologie qu'Öcalan explicite dans son manifeste Confédéralisme démocratique 100 .

« L’existence de la télévision kurde sert non seulement à anticiper l’unité des Kurdes -toujours écartelés entre différents pays, et parlant quatre dialectes -, mais à prouver que le PKK est la seule organisation kurde capable de la réaliser. Cette télévision tendrait donc à renforcer le pouvoir symbolique du PKK au sein de la population kurde par rapport aux formations nationalistes concurrentes 101 .»

Si les médias kurdes participent donc à la construction, ou plutôt au renforcement de l'identité nationale et du sentiment d'appartenance à un même groupe, c'est dans le prisme d'une idéologie bien particulière en ce qui concerne les médias des Kurdes de Turquie. Le spectre idéologique du PKK et du confédéralisme n'est jamais perdu de vue. Dès lors les médias ne sont plus autonomes dans leur rôle d'unification des Kurdes, ils sont plutôt l'instrument d'une idée déjà formulée par une instance politique. Ils font passer le message politique d'un mouvement politique bien particulier.

En Irak, un phénomène similaire était en cours avant l'autonomie acquise par les Kurdes en 1991. Du temps de la lutte contre le régime et de la guérilla dans les montagnes, les mouvements politiques avaient leurs propres médias, très embryonnaires. Ils répondaient à la même logique de renforcement d'une identité kurde singulière et de mobilisation autour d'un projet politique.

« Depuis toujours, le rôle de la presse kurde a été la mobilisation de peuple kurde autour

de la question nationale. (...) Avant 1991, nous étions face à un gouvernement qui ne connaissait que le langage de la guerre et de la violence. Dans ces conditions-là, pour défendre notre langue, notre culture et notre existence, nous n’avons eu qu’une seule solution, nous battre contre ce gouvernement. Le discours de la presse kurde a été autour de mobiliser le peuple kurde afin qu’il rejoigne les partis politiques et prennent les armes contre le gouvernement central » explique Bakir Ali, journaliste chez Kurdistan nwe, le journal de l'UPK, allié du PKK en Irak 102 .

Encore aujourd'hui, le projet politique kurde en Irak, s'il est bien avancé, n'est pas totalement achevé. Dès lors, les médias se mettent encore souvent au service d'un certain discours politique,

98 Michel Verrier, « Les atouts de la guérilla kurde en Turquie ». 99 Apo, en kurde, signifie « oncle ». C'est aussi le diminutif du prénom Abdullah. Les partisans d'Öcalan sont par

ailleurs appelés les « apocular ».

Abdullah Öcalan, Confédéralisme démocratique (Mesopotamien-Verlag, 2012).

Akpinar, « L’État turc face aux télévisions transfrontières kurdes »., page 93.

Abdulkhaliq, « La construction de l’identité nationale kurde dans la presse, au Kurdistan d’Irak, de 1991 à 2010 ».

désormais officiel puisqu'inscrit dans un appareil de quasi-État. « Nous constatons que l’identification nationale vient refléter la version identitaire

dominante fortement politisée, distribuée par le bureau politique et ses leaders historiques. Les journalistes acceptent souvent la version officielle soit par conviction, soit faute de mieux et se trouvent très exposés à ce conditionnement identitaire 103 ».

Nous remarquons donc que même si ce schéma perdure quand la lutte armée cesse, il est intrinsèquement lié aux revendications autonomistes. La guérilla, mode privilégié du combat des Kurdes, est mise en avant dans les médias au même titre que l'idéologie des différents mouvements. D'autant que le Kurdistan, région frontalière et stratégique pour la région, est le théâtre régulier d'affrontements dans lesquels les Kurdes sont impliqués. L'exemple actuel du conflit syrien est révélateur : à la lutte contre l'Organisation État islamique se superpose la guerre contre l'armée syrienne de Bachar al-Assad, contre les factions rebelles islamistes et à la guerre civile entre le PKK et l'armée turque au Sud-Est anatolien.

Ce contexte tendu dans lequel les Kurdes prennent parti, sauf peut-être les Kurdes d'Iran, est l'occasion pour les médias kurdes de renforcer leur dispositif de sensibilisation à la cause des différents mouvements politiques.