Les divisions politiques se transforment en divisions médiatiques

4. Les divisions politiques se transforment en divisions médiatiques

En soulignant l'influence du féminisme contenu dans l'idéologie du PKK sur la gestion des ressources humaines des médias kurdes, on peut aisément mettre en lumière le fait que, si les médias kurdes miment certains mouvements politiques, ils sont tout autant divisés et différents que ces derniers. Sur la question de la présence des femmes dans les médias, Abdulkhaliq a étudié statistiquement le cas des principaux médias kurdes irakiens. Il en ressort qu'hormis de rares exceptions, les hommes sont majoritaires dans les journaux kurdes irakiens. Ayant en tête le lien très fort qui unit les partis politiques kurdes irakiens aux médias et sachant que le féminisme ne fait pas partie de leur « programme », on comprend bien que les différences entre les médias kurdes miment celles entre les différents partis et mouvements qui détiennent ces médias.

Le discours des journalistes et militants kurdes sur leurs confrères parle pour lui-même. Adem Uzun, membre exécutif du Congrès national du Kurdistan, au sujet du groupe de médias kurde irakien Rûdaw 109 : « Ils ont un certain comportement vis à vis des kurdes de Turquie et vis à vis du PKK, lié à la concurrence entre le PKK et le PDK (lui-même rival de l'UPK, allié du PKK). Ils voient le PKK à travers les yeux de la Turquie, ils publient des fausses nouvelles, ils critiquent, ils blâment. Ce comportement n’est pas bienvenu. » Maxime Azadi, journaliste, adopte le même point

de vue sur son concurrent : « Rûdaw fait semblant d’être moins militant mais il est directement lié à Barzani, (...) ils ont beaucoup plus d’argent ». Le point de crispation est surtout d’ordre politique : « Ils n’émettent pas de critiques sur la politique de l’Etat turc dans le holding Rûdaw » lance-t-il.

Viyan et Pascale Bourgaux, Moi, Viyan, combattante contre Daech (Fayard, 2016)., page 40.

« Sakine Cansiz, une icône du PKK tuée à Paris », L’Obs, consulté le 16 mai 2016, http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20130112.REU4852/sakine-cansiz-une-icone-du-pkk-tuee-a-paris.html.

Rûdaw est un groupe de médias lié au PDK via le financement du Premier ministre, voir partie suivante.

Même son de cloche chez la journaliste Gulê Algunerhan : « Rûdaw ? Ca n’est pas considéré comme une source chez nous parce qu’ils ne sont pas aimés par le peuple. Ils sont liés à l’Etat turc. En termes techniques ils sont très forts, certes, ça fait plus “pro”. Mais ils mettent en danger le peuple. ».

Toujours au sujet de Rûdaw, Maxime Azadi développe : « La façade ne doit pas tromper le public. Avoir plus de moyens financiers n'est pas la garantie d'un travail objectif dans les médias. Rûdaw est lié directement au Premier ministre kurde Netchirvan Barzani. Mais il y a aussi de nombreuses allégations et de sérieux doutes sur la création et le financement de ce média, surtout ses liens troubles avec le régime d'Erdogan en Turquie. Le plus dangereux est de dépendre d'un organe étatique pour un média, plus que d'être proche de l'opposition ou de faire partie de l'opposition. »

Rûdaw est également contesté au Kurdistan syrien en tant qu'émanation du PDK. Alors que les Kurdes de Syrie créent de facto leur région autonome au nord du pays, ils créent dans le même temps une sorte de ministère de l'information à Qamichli, principale ville de la région. Reporters Sans Frontières 110 dénonce dans ce cadre l'arrestation de plusieurs journalistes travaillant pour des chaînes de télévision kurdes irakiennes proches du PDK comme Rûdaw o u Zagros Tv. Les journalistes disent ainsi subir pressions et menaces de la part du PYD et de ses forces armées. L'un d'eux affirme que ses ravisseurs ont qualifié son employeur en ces termes : « Rûdaw, chaîne traîtresse et collaborationniste. Allez au Kurdistan irakien et surtout, ne revenez pas ».

Cet exemple récent du climat tendu pour les journalistes au Rojava illustre un conflit entre, d'un côté le PKK et PYD et, de l'autre, le gouvernement du Kurdistan irakien. Complexe, cette division prend essentiellement racine dans l'alliance entre le PDK et l'Etat turc et la participation de peshmergas aux opérations militaires contre le PKK.

La télévision « est aussi le reflet des tensions, des conflits ou, plus simplement, des particularités intra-communautaires. La création d’une chaîne de télévision kurde dans le nord de l’Irak en décembre 1998 vient rappeler la grande diversité des Kurdes et, surtout, leur éclatement politique. (...) Les deux chaînes ne sont que le reflet des divisions intra-kurdes ainsi que la perte d’influence du PKK dans le Kurdistan irakien 111 ».

En plus de ce différent d'ordre militaire, les journalistes kurdes d'obédience PKK/PYD gardent en mémoire la collaboration du PDK avec l'Etat turc pour faire fermer leurs médias. La chaîne Med Tv, nous l'avons vu, a été a de nombreuses reprises interdite ou suspendue du fait de la pression de la Turquie sur les pays européens qui l'abritaient. Le parti de Barzani (PDK) a lui aussi participé à ce processus en déposant des plaintes à son encontre auprès de l'ITC (Commission indépendante de la

« Le Rojava ou comment le PYD entend contrôler les médias et mettre au pas les acteurs de l’information | Reporters sans frontières », RSF, 1 mai 2014.

Anaïs Rigoni, « Med-TV dans le conflit kurde », page 48.

télévision britannique, équivalent du CSA) dans les années 2000. « Ces plaintes visaient à prouver que Med Tv ne dérangeait pas seulement l’État turc,

mais également d’autres groupes kurdes. Par conséquent, cette attitude du PDK renforçait la position du gouvernement turc auprès de l’ITC. En effet, à cette époque, ce parti du Nord de l’Irak - région protégée par les avions américains et britanniques qui, depuis l’instauration d’une zone de sécurité en 1991 par l’ONU, décollaient de la base américaine d’Incirlik en Turquie - collaborait avec la Turquie contre le PKK. Les peshmergas du PDK participaient ainsi aux opérations transfrontalières de l’armée turque au Nord de l’Irak. En 1997, par exemple, alors que les forces armées turques menaient l’une des plus grandes opérations militaires de l’histoire de la République dans cette région, trois mille combattants du PDK assistaient l’armée turque 112 .»

Cette division inter-régionale se superpose à une division interne au Kurdistan irakien où la relative stabilité politique a permis le développement d'un paysage politique divers avec différents partis d'opposition. Nous l'avons vu au début de cette étude, la principale division se trouve entre le PDK et l'UPK, les deux partis historiques qui se sont fait la guerre en 1994 avant de trouver un fragile terrain d'entente. Cette division marque politiquement, géographiquement et médiatiquement le Kurdistan irakien. La transposition médiatico-géographique est particulièrement marquée :

« Aujourd’hui, il existe deux grands pôles de médias au Kurdistan, Erbil et Souleimanieh. Cette division géographique est le résultat des relations historiques intrinsèques entre partis politiques et médias (...). Historiquement, Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan irakien, apparaît plus conservatrice, davantage rattachée à l’Irak que Souleimanieh, qui est perçue comme la ville rebelle et culturelle par excellence, où il y a plus de liberté qu’ailleurs. Souleimanieh est d’ailleurs le siège

de la grande majorité des médias indépendants 113 .» Face à ces divisions superposées, il convient, dans la présentation des médias kurdes à venir, de

décrire ces divisions politiques qui façonnent le paysage médiatique. Cette présentation ne pourra pas être exhaustive dans la mesure où le nombre de médias kurdes est très important à l'heure actuelle et que ce paysage médiatique est très changeant. Nous nous concentrerons donc sur les médias les plus importants dans chacune des régions kurdes. Par ailleurs, notons dès à présent que les régions syriennes et iraniennes semblent abriter des paysages médiatiques moins florissants.